La première monnaie de réserve européenne fut le tétradrachme, orné d’un hibou. Ce symbole de sagesse était destiné à inspirer confiance aux habitants de l’Athènes antique. Cet oiseau figure aujourd’hui sur la version grecque de la pièce de 1 euro. Les monnaies dominantes à travers l’histoire présentent des caractéristiques communes : elles sont l’apanage d’États politiquement stables et puissants, tant sur le plan économique que militaire. La transparence des institutions, notamment monétaires, constitue également un atout, donnant un avantage aux monnaies des pays démocratiques par rapport à celles des régimes autoritaires.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis réunissaient toutes les conditions pour imposer le dollar comme monnaie dominante. Toutefois, les tensions politiques internes, le retour du protectionnisme et la tentation de remettre en cause l’indépendance de la banque centrale américaine sont autant de facteurs susceptibles d’éroder ce leadership. Avec les difficultés du billet vert, l’euro pourrait-il connaître son heure de gloire ?
Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), et Paschal Donohoe, président de l’Eurogroupe, ont récemment évoqué les moyens de renforcer le rôle international de l’euro. Pour l’heure, la devise européenne occupe la place de brillant second dans le classement des monnaies. Selon les données du FMI, 59 % des réserves mondiales de change sont libellées en dollars, contre 20 % en euros.
Le dollar représente environ 42 % des paiements internationaux, contre 35 % pour l’euro.
En 2024, le dollar reste la monnaie dominante dans les transactions commerciales mondiales, bien que sa part ait légèrement reculé au profit d’autres devises, notamment l’euro. D’après les chiffres de SWIFT, le dollar représente environ 42 % des paiements internationaux, contre 35 % pour l’euro. En troisième position, le yen ne représente que 5 % des réserves et 6 % des transactions commerciales, devançant la livre sterling et le yuan. Depuis sa création en 1999, l’euro s’est positionné comme un prétendant au statut de monnaie mondiale, sans jamais parvenir à l’obtenir pleinement. À la veille de la crise financière de 2007-2009, les responsables européens espéraient qu’il pourrait, à terme, rivaliser avec le dollar. Mais la crise de la zone euro dans les années 2010, marquée par les problèmes d’endettement des pays d’Europe du Sud, a mis un coup d’arrêt à ces ambitions.
À l’époque, la BCE n’était pas conçue pour être un prêteur en dernier ressort, ce qui rendait les obligations d’État vulnérables aux turbulences financières. Contrairement au dollar, l’euro ne peut pas s’appuyer sur des titres publics massivement émis par l’Union européenne. Le marché financier européen manque de profondeur : il reste fragmenté et les volumes d’actifs sûrs sont limités, d’autant plus que la première économie de la zone, l’Allemagne, a longtemps été un émetteur parcimonieux d’obligations.
La BCE est devenue un prêteur en dernier ressort de fait.
Les perspectives de croissance économique peu enthousiasmantes se traduisent par des rendements faibles pour les obligations européennes, qui ont été, entre 2015 et 2022, souvent inférieurs à zéro. Ces dernières années, des avancées notables ont été réalisées pour consolider le rôle international de l’euro. La BCE est devenue un prêteur en dernier ressort de fait, dans un processus amorcé sous la présidence de Mario Draghi lors de la crise de l’euro. Pendant la pandémie de Covid-19, elle a lancé un programme d’achat d’obligations doté d’un budget de plus de 1 800 milliards d’euros. En 2022, face à la montée des écarts de taux sur les obligations souveraines dans un contexte inflationniste, les autorités ont mis en place un mécanisme d’achats illimités afin d’éviter une fragmentation de la zone.
Cette action a été épaulée par l’Union européenne qui, pour la première fois, a lancé un plan de relance de 807 milliards d’euros, financé par une dette commune. Fait inédit, les fonds ont été répartis non selon le poids économique des pays, mais en tenant compte de leurs besoins.
La BCE s’est également affirmée comme le superviseur des 114 plus grandes banques de la zone euro, représentant 82 % des actifs bancaires. Le plan de relance européen a certes généré une dette commune encore insuffisante pour rivaliser avec celle émise par l’État fédéral américain, mais il marque un tournant.
L’Allemagne, sous l’impulsion du nouveau chancelier Friedrich Merz, s’apprête à accroître ses dépenses publiques, avec un déficit qui pourrait passer de 2 % à 3,5 % du PIB dans les prochaines années.
L’absence d’un État fédéral européen est vue comme un gage d’indépendance pour la BCE.
L’euro bénéficie désormais d’institutions plus attractives, surtout comparées à celles des États-Unis. Si l’absence d’un État fédéral européen a longtemps été perçue comme un handicap, elle est aujourd’hui vue comme un gage d’indépendance pour la BCE, à l’heure où Donald Trump menace de limoger Jerome Powell, président de la Fed. En Europe, tout changement du statut de la BCE nécessite l’unanimité des États membres, garantissant ainsi sa stabilité. En un quart de siècle, la BCE a su se forger une forte légitimité, au point que les partis extrémistes sont de moins en moins nombreux à remettre en question l’existence de la monnaie commune.
L’euro pourrait tirer avantage du poids économique de l’Union européenne dans le commerce international. Déjà premier espace commercial mondial, l’UE pourrait bénéficier de l’isolationnisme américain. Une utilisation accrue de l’euro permettrait l’émergence de marchés auxiliaires dans cette devise : financement du commerce, assurance, produits dérivés sur les taux d’intérêt et les devises. Bien que les produits dérivés de change de gré à gré restent dominés par le dollar, ceux liés aux taux d’intérêt en euros ont récemment dépassé ceux en dollars.
De nouveaux circuits commerciaux entraîneront la création de comptes libellés en euros.
De nouveaux circuits commerciaux entraîneront la création de comptes libellés en euros dans le monde entier. Ce qui va alimenter la demande d’actifs en euros et, in fine, les réserves détenues par les banques centrales. De nombreux pays se tournent vers l’euro pour facturer leurs échanges, contribuant à son ascension, qui ne pourra toutefois se poursuivre que sous certaines conditions.
Pour éviter une nouvelle crise de la dette souveraine, les pays fortement endettés — notamment la France et l’Italie — devront assainir leurs finances publiques et renouer avec une croissance plus dynamique. À l’inverse, l’Allemagne, les Pays-Bas et les pays scandinaves devront utiliser leurs marges de manœuvre budgétaires pour investir, générant ainsi des actifs sûrs et stimulant la croissance européenne. Celle-ci rendra les actifs financiers de la zone euro plus attractifs. Enfin, l’Europe devra se doter de marchés de capitaux plus vastes et plus intégrés pour offrir aux investisseurs une gamme complète d’instruments financiers.
Un euro plus international permettrait aux États membres d’emprunter à moindre coût.
Les dirigeants européens souhaitent réduire la dépendance du continent à l’égard des États-Unis et de la Chine. Un euro plus international permettrait aux États membres d’emprunter à moindre coût — un atout précieux dans un contexte de hausse des dépenses de défense. L’internationalisation de l’euro ne se décrète pas, elle se construit. Elle dépend d’un enchaînement vertueux mêlant crédibilité monétaire, profondeur des marchés financiers, stabilité politique et cohésion économique. Si l’euro n’est pas encore en mesure de détrôner le dollar, il n’en reste pas moins un acteur majeur du système monétaire international.
Dans un monde marqué par la fragmentation géopolitique et l’incertitude économique, sa montée en puissance pourrait offrir à l’Europe non seulement une meilleure autonomie stratégique, mais aussi une influence accrue dans la gouvernance économique mondiale. L’heure de l’euro n’a peut-être pas encore sonné, mais elle pourrait bientôt arriver.
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