Selon les règles économiques passées, un taux de chômage très faible était annonciateur d’une récession. Il traduisait une économie en surchauffe s’accompagnant d’une hausse des salaires non compensée par l’augmentation de la productivité. Cette règle s’est appliquée en 1973, en 1979 ou en 1997, en 2000 ainsi qu’en 2007. Depuis la dernière crise, le lien plein-emploi/récession semble s’effriter.
Les pronostics de l’arrivée d’une crise aux États-Unis ont été déjoués malgré un taux de chômage ayant atteint des niveaux historiquement bas. L’actuel cycle de croissance des États-Unis dure depuis plus de dix ans. Plusieurs autres pays sont en situation de plein emploi sans que cela se soit accompagné d’une récession. Il en est ainsi de l’Allemagne, des Pays-Bas, la République tchèque voire du Royaume-Uni. Certes, l’Allemagne a failli être en récession en 2019 mais elle y échappe pour le moment.
Le plein emploi est également censé s’accompagner d’une résurgence de l’inflation. Traditionnellement, les salaires sont l’un des principaux canaux de transmission de l’augmentation des prix. En cas de plein emploi, l’insuffisance de l’offre contraint les employeurs à augmenter les salaires pour conserver leurs salariés ou pour en attirer de nouveau. Cette règle est en partie défaillante.
A chômage faible, inflation faible ?
La tertiarisation de l’économie, le développement de nouvelles formes d’emploi, la baisse du taux de syndicalisation et la rémanence des forts taux de chômage de ces dernières années expliquent la dissociation entre plein emploi et inflation.
Au sein des pays avancés tout comme au sein de plusieurs pays émergents dont la Chine, la population active sans apport extérieur est amenée à plafonner voire à diminuer, ce qui pourrait renforcer les tensions sur le marché du travail. Les évolutions rapides des techniques pourraient également se traduire par des déficits de main d’œuvre dans certains secteurs. Par ailleurs, avec le vieillissement de la population, la demande de personnel dans les services de proximité devrait s’accroître fortement. La faible progression de la masse salariale pèse sur la demande intérieure ce qui, par ricochet, freine l’inflation.
Les modes de production et de commercialisation des biens et services sont également anti-inflationnistes. Les capacités de production de biens industriels sont excédentaires, ce qui joue contre l’inflation. Les prix des produits manufacturiers sont ainsi orientés depuis de nombreuses années à la baisse.
Internet facilite la rencontre de l’offre et de la demande. Il a surtout permis l’arrivée de producteurs de biens et de services. L’essor des locations saisonnières, des voitures avec chauffeur a été rendu possible par les plateformes en ligne comme Uber ou Airbnb. Les ménages consomment en outre de plus en plus de services en ligne et de moins en moins de produits physiques. L’époque est à la mobilité, aux loisirs et non à la possession de biens physiques.
Récession toujours attendue, toujours repoussée
Le vieillissement de la population provoque une augmentation de la demande de services et une moindre consommation de biens manufacturés ou de biens durables. Au niveau de la distribution, le développement du commerce en ligne contraint les autres formes de distribution à tenir leur prix. La distribution en lignes de services est moins pénalisée par des goulets d’étranglement. Quand tous les ménages veulent la même voiture, au même moment, son prix a tendance à augmenter. Pour les services en ligne, le coût marginal de la commande supplémentaire est nul.
La liaison plein emploi/croissance/ inflation est obsolète. Actuellement, l’inflation se nourrit de l’évolution des cours des matières premières et de l’énergie. Or, le marché pétrolier est en situation d’excédent de production avec l’essor du pétrole de schiste. Le prix du pétrole est naturellement inférieur à 60 dollars le baril. Il n’atteint ce niveau qu’en raison de l’accord de régulation de l’offre signé par l’OPEP et la Russie. La décélération de la croissance freine la progression de la demande en pétrole et en matières premières, ce qui contribue à la sagesse des prix.
Les effets du digital
Une envolée des cours de l’énergie pourrait être occasionnée par une crise au Moyen Orient. À moyen terme, le sous-investissement dans le secteur pétrolier pourrait avoir un effet négatif sur le niveau de la production et conduire à une augmentation des tarifs. Cet impact pourrait être limité en cas de progression rapide des énergies renouvelables.
La non-réalisation de la crise maintes fois annoncée s’explique également par le caractère expansionniste des politiques publiques. Dix ans après la crise, les dépenses publiques sont restées à un niveau élevé. Leur décrue n’a pas été parallèle à l’amélioration de la situation économique. Plusieurs États conservent d’importants déficits publics. Ces politiques soutiennent la croissance à un niveau proche de la croissance potentielle.
Les équations économiques traditionnelles sont mises à mal par la persistance des faibles taux d’intérêt. Dans le passé, ces derniers montaient quand le taux de chômage devenait faible. Cette augmentation s’accompagnait d’une hausse des défauts des emprunteurs, signe de la survenue d’une crise. Logiquement, sur moyenne période, le taux d’intérêt est la somme de la croissance et de l’inflation projetées à laquelle s’ajoute une prime de risque. Aux États-Unis, depuis le retour du plein emploi, les taux sont inférieurs de deux à trois points à leur niveau logique. Pour la zone euro, l’écart est de deux points. Les simples annonces de ralentissement de la croissance ont contraint la Banque Centrale Européenne et la banque centrale américaine, la FED, à réduire leurs taux. La remontée des taux est reportée à plus tard.
Dépenses et bénéfices des Etats
Les États sont les grands gagnants de cette baisse durable des taux d’intérêt. Elle est leur principale source d’économies. Compte tenu des niveaux d’endettement atteints, la remontée des taux ne serait pas sans danger. La politique monétaire accommodante mise en œuvre depuis une dizaine d’années n’a guère réussi à redresser l’inflation mais elle est devenue une drogue générant une forte dépendance. Si dans le passé, l’inflation faisait les taux, la relation s’est peut-être inversée en raison de la modification des anticipations. Autre changement : dans le passé, la profitabilité des entreprises devenait faible en fin de période d’expansion. Celle-ci tend à rester stable du fait de la sagesse salariale. Les entreprises maîtrisent plus finement leurs coûts que dans le passé.
La digitalisation offre des gains de productivité qui sont en partie mal appréciés par les statistiques économiques traditionnels. Le rapport de force favorable aux actionnaires explique également le maintien de la rentabilité des entreprises malgré l’apparente fin de cycle économique. La modification des équations économiques apparaît de plus en plus pérenne à l’image des politiques monétaires non conventionnelle, devenues la norme. Les taux d’intérêt très bas maintiennent la solvabilité des emprunteurs en particulier les moins rentables qui auraient disparu en temps normaux. Les cycles économiques sont lissés tant par la politique budgétaire et la politique monétaire accommodantes. De ce fait, un taux de chômage très bas n’est plus le signe d’arrivée d’une récession dans les pays de l’OCDE, du moins pour le moment.
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