La Méditerranée sauvée (provisoirement) par l'Ukraine

La Méditerranée sauvée (provisoirement) par l'Ukraine

A Djerba, au sommet de la Francophonie, on a beaucoup parlé guerre, conflits et diplomatie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie annonçait le feu en Méditerranée, le retour victorieux de la guerre comme mode de résolution des conflits.

La Russie est en Syrie avec ses bases, en Libye avec les mercenaires Wagner, en Algérie grâce à son partenariat militaire. En cas de succès, elle aurait pu compter sur d’autres relais, comme l’Iran, présente au Liban avec le Hezbollah, ou d’autres pays africains comme le Mali.

Elle pouvait utiliser la Turquie, l’Algérie, l’Égypte, la Tunisie ou même le Maroc. Une victoire en Ukraine l’aurait incitée à pousser ses avantages, par la force ou l’intimidation.

La Méditerranée comme champ de bataille

D’autres pays auraient pu suivre son exemple dans la violation du droit international, la Méditerranée devenir un champ de bataille.

L’interruption du transport de céréales d’Ukraine et de Russie a fait craindre des famines. Quels seraient les effets d’une guerre en Méditerranée sur le commerce maritime, 30% du commerce mondial ? 

Heureusement, les revers de Poutine en Ukraine ont sauvé la Méditerranée de l’extension du domaine de la guerre. Pour l’instant. Est-ce à dire que les conflits sont résolus ?

La Turquie d’Erdogan menace. Le 3 septembre encore : « Votre occupation des îles ne nous lie en rien. Nous pouvons arriver subitement la nuitGrèce, regarde l’histoire, remonte le temps. Nous n’avons qu’une chose à dire : souviens-toi d’Izmir ». Message terroriste : il y a 100 ans, la population grecque de Smyrne (Izmir) était chassée, massacrée. Smyrne était grecque depuis plus de 3000 ans. Pour Erdogan, le traité de Lausanne, qui a fixé les frontières gréco-turques, -et les massacres- ne sont pas tabous. Ainsi pense Poutine des frontières de l’Ukraine.

Menaces turques sur la Grèce

Raison pour laquelle la Grèce, malgré ses difficultés financières, consacre plus de 2,5 % de son PIB, un record dans l’UE, à son armée. 

Rares sont les pays sur lesquels la Grèce peut compter. L’Allemagne est non-interventionniste, et 2.7 millions de Turcs y vivent. Les États-Unis ont un accord de défense avec la Grèce depuis 1990, mais ont du mal à faire partager leurs vues à Erdogan. Lassés, les Américains aménagent une nouvelle base, Alexandroúpolis, à la frontière turque, au sortir des Détroits. Les Américains utilisent déjà celle de Souda, en Crète, capable d’accueillir un porte avion à quai. Jusqu’à présent, les États-Unis ont réussi à maintenir la Turquie dans l’Otan et échoué à la voir sanctionner la Russie ou mettre fin à la contrebande du pétrole iranien. La base américaine d’Incirlik, qui accueille les bombes nucléaires américaines et un centre d’écoute, est leur force – et leur faiblesse.

Le seul autre pays avec lequel la Grèce a signé un accord de défense est la France, en 2021. Ce qui explique l’animosité d’Erdogan vis-à-vis des Français, laïcs, pro Arméniens, pro Grecs. La France fournit à la Grèce des Rafales et frégates.

Quelle serait la réaction des États-Unis, de la France, de l’UE, en cas d’une « opération militaire spéciale » turque sur les îles qui lui font face ? L’exemple de Chypre, occupée par l’armée turque depuis 1974, est un précèdent.

Sans l’appui de la Réserve fédérale américaine, la Livre turque s’est effondrée de -40% en 2021 et de -25% en 2022.  L’inflation est officiellement à 80%, officieusement à 180%. Le PIB a plongé : de 12 600$ par habitant à 7500$. Bientôt auront lieu les élections présidentielles. Erdogan a perdu Istanbul et Ankara aux municipales de 2019. Pourtant, la Commission électorale avait listé 40.000 électeurs suspects, à qui il était demandé de produire un certificat médical pour prouver leur « santé mentale ».

La démocratie est minée : presse mise au pas, administration épurée, arrestations arbitraires. Erdogan exacerbe le sentiment national pour faire oublier les échecs. Pour cela, rien de mieux qu’un conflit avec les Grecs. Une victoire russe aurait été un feu vert. Une défaite russe le tempère.

Méditéranée : Bateau de garde-côtes dans le port d'Alger

Avec les déboires de l’armée russe, l’Algérie est devenue plus conciliante

Il n’est pas le seul agiter des menaces. A l’autre bout de la Méditerranée, l’Algérie possède le plus important arsenal militaire d’Afrique, d’origine russe. Le régime a réussi éteindre l’Hirak, la révolte populaire. Il a été sauvé par la Covid, les arrestations, la hausse des prix du pétrole et du gaz.

L’Algérie réanime régulièrement la flamme nationale en accusant France et Maroc de tous les maux. Alger a rompu toute relation diplomatique avec le Maroc. Au début de l’invasion russe, le discours algérien s’est fait directement menaçant. Avec les déboires de l’armée russe, l’Algérie est devenue plus conciliante. Elle a reçu le président Macron, accueilli le ministre des Affaires étrangères marocain dans le cadre de la Ligue arabe à Alger.

Ces revirements, pour être positifs, ne sont pas définitifs. Il suffit d’une agitation, d’une surenchère dans les luttes de clans, pour que les tensions remontent. D’autant qu’au sud, le groupe Wagner est au Mali et que l’Algérie essaie de garder le contrôle de sa frontière saharienne. 

Paradoxe : l’Algérie profite de la coupure du gaz russe pour augmenter ses livraisons à l’Europe. La guerre d’Ukraine est donc une opportunité pour elle, non d’attiser les conflits comme elle en avait l’intention, mais de toucher des dividendes de la guerre.

D’autres pays méditerranéens ne bénéficient pas de cette rente gazière. Maroc, Tunisie, Égypte, Liban souffrent à la fois des hausses des prix de l’énergie et des céréales. Au Maroc, il y a peu, le Rif était en révolte. Le Liban n’a plus de Président, ni de monnaie. La Tunisie est paralysée ; le maréchal Sissi lutte contre les bandes djihadistes du Sinaï et remplit ses prisons.

L’Ukraine change la donne

L’Ukraine, là aussi, change la donne. La Russie a dû retirer des troupes de ses bases de Lattaquié et Tartous en Syrie. Ce « redéploiement » a permis un accord qui, il est vrai, n’a tenu qu’un mois : Israël renonçait à bombarder les aéroports et bases syriennes, la Syrie bloquait les chargements d’armes iraniens pour les Gardiens de la Révolution ou le Hezbollah. Pour la première fois depuis deux ans, il n’y eut pas d’attaque de l’aviation israélienne en Syrie.

Hasard ? Ce fut le moment où fut conclu un accord historique entre le Liban et Israël pour la délimitation des frontières maritimes, sous l’égide des États-Unis, avec l’appui de la France. Jusqu’alors, le Hezbollah s’y était opposé. L’affaiblissement de la Russie, l’isolement de l’Iran, l’intérêt du Liban, ont fait changer d’avis le Hezbollah, qui touchera sa part de l’exploitation du gaz.

Hasard ou non, l’accord signé, les bombardements ont recommencé. Les livraisons d’armes au Hezbollah ont-elles repris ? En Israël aussi il y a eu des élections : le retour de Netanyahou offre peu de chance à un apaisement avec les Palestiniens. La guerre avec l’Iran se profile.

La révolte des femmes pourrait sauver la paix

La révolte des femmes, sauf si elle aboutit à un renversement du régime des Mollahs, conduira à un durcissement des Iraniens qui menacent l’Arabie saoudite. Les Ayatollahs pourraient trouver dans une guerre extérieure le moyen de sauver une légitimité en lambeaux. Les femmes, si elles réussissent, pourraient sauver la paix.

Il existe bien d’autres points chauds en Méditerranée : la Libye, mais aussi, au nord, en Bosnie, menacée d’une sécession serbe qui comptait elle aussi sur une victoire russe.

L’échec russe a montré l’unité des « Occidentaux ». Contrairement aux retraits d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan, les Américains ont réagi. Cela ne signifie pas qu’ils régleront les conflits de la Méditerranée. Leur position ambiguë vis-à-vis de la Turquie, l’absence de toute initiative depuis la guerre d’Irak, leur désintérêt pour l’Afrique, où Russes et Chinois ont le champ libre, devraient inciter l’Europe à s’impliquer davantage dans son environnement immédiat.

Prévenir toute tentation en Méditerrané

L’Europe a manqué l’occasion d’intervenir en Syrie aux côtés des Kurdes quand les Américains ont fait défaut. Elle a laissé le champ libre aux Iraniens en Irak. Elle a reculé au Sahel et en Libye. Elle agit en désordre vis-à-vis de l’Algérie et du Maroc. La France reste trop seule. Une politique commerciale et de coopération n’est pas une politique étrangère.

Si les difficultés pour les Russes continuent, ils chercheront à animer des conflits partout où ils le peuvent. La diversion leur est nécessaire.

Il faut prévenir toute tentation en Méditerranée. En chasser, les troupes mercenaires : elles sont illégales en droit international. Elles attisent les conflits puisqu’elles vivent de la guerre.  Les Européens ne peuvent définir une politique en Méditerranée sans force militaire. Celles des principaux Etats comme la France, l’Italie, la Grèce et l’Espagne, appuyés par l’Union Européenne. La guerre d’Ukraine a évité les conflits en Méditerranée, elle ne les a pas éteints. Si l’Europe laissait libre cours aux aventures, elles seraient mortelles pour les riverains de la Méditerranée. Donc pour elle.

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