La Méditerranée cible d’une guerre mondiale

La Méditerranée cible d’une guerre mondiale

Le retour de la guerre en Europe, avec l’invasion de l’Ukraine, fait craindre une troisième guerre mondiale. Le conflit s’étend partout où les Russes ont des implantations militaires et des intérêts politiques, notamment en Méditerranée. La guerre, économique ou non, bouleverse déjà les circuits mondiaux, elle frappe directement la plupart des pays par les prix: gaz, pétrole, blé.

En Méditerranée, la Russie a développé son emprise, aidée par le désengagement américain et les limites françaises. Les Russes ont interprété le recul d’Obama, en 2013, face à l’emploi des armes chimiques par Bachar El Assad, puis le retrait des troupes d’Irak, de Syrie, enfin d’Afghanistan, comme un encouragement. Les Russes ont renforcé leurs positions aux abords de la Russie, comme en Crimée, au Moyen-Orient, en Afrique.

En Syrie, la Russie a doublé sa base navale de Tartous par une base aérienne à Lattaquié. Elle a conclu avec la Turquie un accord de contrôle du territoire syrien. Elle a pris pied en Libye, dans un autre face à face avec les Turcs, un même modus vivendi, sous le nez des Occidentaux.

Les Russes ont une vision d’ensemble de leurs actions politico-militaires. Le théâtre méditerranéen compte. Neuf jours avant l’invasion de l’Ukraine, le ministre de la défense russe était en Syrie. Actuellement, onze navires de combat de plus de 3 000 tonnes (trois croiseurs, deux destroyers, six frégates) seraient concentrés en Mer noire et en Méditerranée, des navires de la flotte de la Baltique ayant rejoint le dispositif, qui rassemble désormais plus de la moitié de la flotte russe. Ils ne sont pas seuls : en février l’OTAN réunissait plusieurs marines dans un exercice naval, avec, entre autres, trois porte- avions : le Charles-de-Gaulle, l’américain USS Harry Truman et l’italien Cavour, chacun avec son groupe naval et aéronaval.

A l’Assemblée des Nations-Unies, la résolution proposée par l’Ukraine et l’Union Européenne condamnant l’invasion russe a été approuvée par 141 pays sur 193. Cinq pays seulement ont voté contre, dont la Syrie. La Turquie et l’Egypte ont finalement voté pour. Mais le Maroc, étrangement, n’a pas participé au vote. Et l’Algérie fait partie des 35 pays qui se sont abstenus.

La Russie a des relations fortes avec l’Algérie, premier budget militaire d’Afrique, avec des équipements russes. Les Russes utilisent les ports algériens pour leur marine. L’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc. Elle a lui aussi coupé le gaz, à tel point que le Maroc utilise du gaz algérien revendu par l’Espagne. Un conflit entre ces deux pays ne serait pas inutile pour les Russes. Il mettrait les Européens en difficulté, car l’Europe importe le gaz algérien et la Sonatrach, compagnie d’Etat algérienne, qui représente 30% du PIB algérien, a annoncé augmenter ses livraisons pour suppléer au manque de gaz russe en Europe…

Rendre problématiques ces livraisons feraient le jeu russe. Il n’est pas certain que l’Algérie entre dans ce jeu, puisque la hausse du prix des hydrocarbures est un miracle pour l’Etat algérien en difficulté.

Les exportations russes depuis la Mer noire sont bloquées : La Russie est le premier utilisateur du canal pour les tankers pétroliers (26% du total) et le deuxième pour les Céréales (21%), derrière … l’Ukraine. Cela montre l’importance stratégique de la Méditerranée pour l’économie russe. Si elle ne peut plus utiliser cette voie commerciale, elle doit en priver les autres. C’est d’ailleurs ce qui inquiète les Chinois. Le commerce en Méditerranée représente 30% du commerce mondial.

Maghreb et Moyen-Orient importent cinquante millions de tonnes de blé par an, le tiers du commerce mondial de blé. Les principaux producteurs sont, avec la France, l’Ukraine et la Russie. 80% du blé importé égyptien vient de Russie et d’Ukraine, 50% du blé libanais. La moitié du blé tunisien et libyen vient de la seule Ukraine. Comment et par quoi les remplacer ? Quel est l’état des stocks en ces différents pays ? Au Liban, les réserves représentent un mois et demi. A nouveau des émeutes de la faim ? Pour l’instant, le blé est bloqué dans les ports ukrainiens sur la mer Noire. La Russie, si elle s’emparait de l’Ukraine, pourrait contrôler une partie du marché mondial du blé.

A supposer que les millions de tonnes de blé passent le détroit des Dardanelles, à quel prix ? Du côté de l’Egypte, de la Tunisie, du Maroc, de l’Algérie, du Nigéria et d’autres pays africains, on craint rupture d’approvisionnement et hausse des prix. En 2008, elle avait été un peu partout les préludes aux « Printemps arabes ».

Cliente et partenaire de la Russie, pour les armes, le blé, l’exploitation du gaz en mer, la construction d’une centrale nucléaire, l’utilisation du canal de Suez, l’Egypte a condamné la Russie. Elle n’est pas la seule à être prise en étau.

La Turquie coopère avec les Russes en Syrie, abrite une base militaire américaine, avec des bombes nucléaires, achète des missiles sol-air à la Russie, vend des drones à l’Ukraine. Surtout, elle dépend du gaz pour son approvisionnement à 40%. Avec la politique « impérialiste » d’Erdogan, son économie s’est effondrée, et la livre turque a perdu 75% de sa valeur.

Elle a, finalement, condamné la Russie, d’autant quelle est également proche des Ukrainiens. En application du protocole de Montreux sur la libre circulation dans les détroits, elle a décidé de bloquer les navires de guerre russes, qui ne pourraient plus sortir de la Mer Noire. De fait, elle ne peut se payer le luxe de tourner plus encore le dos aux Occidentaux. Mais peut-elle affronter une crise? Et que ferait un Erdogan face à l’impopularité ?

L’Europe ne peut compenser le gaz russe que par des importations. Construire des terminaux pour le gaz naturel liquéfié ne se fait pas en un jour. Si l’Algérie peut voir ses ressources grâce au gaz monter, d’autres pays, qui n’ont ni blé ni gaz, vont devoir affronter un choc économique, comme la Grèce, le Maroc, la Tunisie, ou la Turquie.

Que l’on se tourne vers la Turquie, le Liban, l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie, sans parler de pays déjà en guerre civile comme la Libye ou la Syrie, les régimes en place sont fragiles. Quel meilleur exutoire, pour un dirigeant, qu’une aventure extérieure ?

L’explosion de conflits en Méditerranée n’est pas sûre, elle est possible et probable. Elle ne prendra pas la forme d’un conflit russo-occidental mais d’une multitude de déstabilisations. Faut-il ajouter à ces perspectives la pression migratoire, et l’arme qu’elle représente désormais, comme on a vu récemment la Biélorussie l’utiliser ?

La guerre « hybride » est déjà en action. L’amirauté de Toulon reconnait craindre les cyberattaques, tandis que tous les Etats-majors s’inquiètent pour les câbles sous-marins. La principale liaison internet Europe- Amérique se fait par des câbles qui arrivent en Irlande. La Méditerranée aussi en est tapissée. Les liaisons téléphoniques entre l’Europe, le Moyen- Orient et l’Asie passent par la Méditerranée, la Mer Rouge et l’Océan indien, elles sont les plus longues liaisons sous-marines du monde. Il existe des petits sous-marins qui les repèrent, ou les abiment.

Même si ce sont les actions plus discrètes, voire secrètes, qui seront planifiées, un incident comme celui qui avait eu lieu entre les marines française et turque peut se répéter, avec d’autres conséquences. Le Charles-de-Gaulle croise en Méditerranée orientale, de nombreux navires patrouillent dans le canal de Syrie, entre Israël et Chypre, face à la marine russe à Lattaquié. Au dessus, les Israéliens partent bombarder la Syrie ou l’Iran, qui n’a évidemment pas condamné la Russie, pas plus que l’Irak.

La Mer Noire se déverse déjà en Méditerranée. Le monde bascule vite. Il a basculé en Europe orientale. La guerre est possible, les pirates sont de retour. La seule question n’est finalement pas de savoir ce que va changer la guerre en Ukraine, en Europe ou en Méditerranée, mais ce qu’elle ne changera pas.

Auteur/Autrice

Laisser un commentaire

Laisser un commentaire