« Il s’agit des immenses espaces du malheur contre le petit cap européen, contre la haïssable Amérique (…) il y a un pays voué à la vengeance et à la justice, un pays qui ne déposera pas les armes avant l’affrontement planétaire. Déjà, trois cents ans d’énergie européenne s’effacent, l’ère chinoise commence. » déchiffrait Malraux après avoir rencontré Mao. Le « Rêve chinois » de Xi Jinping veut toujours placer la Chine à la tête des pays pauvres, contre l’impérialisme euroaméricain. La seule différence, une différence entre la faim et l’opulence, revient à utiliser le capitalisme flamboyant contre lui-même, plutôt que le socialisme désuet. La lutte pour l’hégémonie mondiale est engagée, entre le « Sud global », et les indignes de Wall Street. Le matérialisme historique écrirait le nom du vainqueur en chinois. Tout se passe donc presque comme prévu. Presque. Parce que la Révolution culturelle n’est pas celle de Mao, plutôt celle de Walt Disney, de Turing et d’Einstein.
Le matérialisme historique écrirait le nom du vainqueur en chinois.
Ainsi Donald à la mèche orange (il y eut bien un roi danois qui s’appelait Harald à la dent bleue, Bluetooth) a-t-il signé trois décrets impériaux pour assurer « la domination des États-Unis dans l’intelligence artificielle ».
Mon premier pour construire des data centers, et des centrales énergétiques en simplifiant autorisations et permis de construire. Un peu comme a fait la France pour Notre Dame. Mon deuxième pour soutenir l’IA américaine dans le monde. Elle doit être « le standard de référence ». Les Émirats Arabes Unis ont signé des contrats avec OpenAI, Oracle et Nvidia. Un début. Le Moyen-Orient, malgré les Palestiniens, restera américain. Le détroit d’Ormuz par où passe le pétrole pourrait étrangler la Chine, pas les États-Unis. Mon troisième décret interdit l’émergence d’une intelligence artificielle avec un « biais idéologique ». Le gouvernement décide du biais. Mon tout ? L’hégémonie mondiale dans la révolution digitale.
Pendant ce temps, la France du travail se mobilise le 10 septembre pour sauver un jour férié. Sauf que la notion de temps de travail sera peut-être obsolète. Comme celle de vacances. Inconcevable ? Un paysan chinois du temps de Mao pouvait-il imaginer les gratte-ciels des bureaux de Shanghai ? Pas plus qu’il n’imaginait que le virus capitaliste amènerait de jeunes femmes à écrire romans érotiques homosexuels, dits « Boys Love ». Le PCC a réagi au poil : cinquante femmes en prison. La révolution sexuelle dérange les cadres du parti. Révolution globale, mondiale, Le paysan français qui dénonce l’interdiction des néonicotinoïdes imagine-t-il que l’intelligence artificielle va changer la production agricole, les modes de consommation, la vie ? Dans vingt ans, le vieux monde aura vécu.
Pourquoi « prendre le pouvoir » si le pouvoir est ailleurs, dans la tête par exemple ?
En fait non. Il sera toujours là. La Chine impériale restait la même quand les barbares européens s’installaient à Hong Kong. Des puissances qui ont raté la révolution industrielle, quelques-unes ont survécu, dans la douleur. Il en sera de même pour ceux qui rateront l’IA. Avec un surcroît de puissance pour les vainqueurs, qui ne seront peut-être pas des États. Pourquoi « prendre le pouvoir » si le pouvoir est ailleurs, dans la tête par exemple ?
« D’ici quelques années – certains tablent sur 2027 – ils auront créé une « intelligence artificielle générale », où les IA pourront surpasser l’humain moyen dans toutes les tâches cognitives. Si cette prédiction est un tant soit peu exacte, les conséquences seront aussi importantes que tout ce qui a pu se passer dans l’histoire de l’économie mondiale » écrit l’éditrice de The Economist. La capitalisation des entreprises américaines représente 65% du marché mondial des actions et 81% du secteur de la « tech ». Le Plan Trump ne ment pas, il vise l’hégémonie américaine, et selon le décret numéro 3, y compris, surtout, les bases de données. Est-ce que cela un sens ? Peut-être pas, car chacun peut choisir ses bases et les étendre. Le décret 3 ne parle que des administrations.
Alain Madelin : « une société plus libre, plus humaine, plus prospère ».
En France, Alain Madelin lance Mia, l’intelligence artificielle du projet « Kairos » pour « déverrouiller le futur. » « Les dix années qui viennent seront les plus extraordinaires de l’histoire de l’humanité ». Madelin fait le pari, à rebours de toutes les craintes, que la révolution scientifique et technologique promet « une société plus libre, plus humaine, plus prospère ». Le contraire des oracles qui annoncent la multiplication des catastrophes.
Dans la société de l’information, les actualités négatives dépassent largement les positives. Le biais de négativité (un réflexe du cerveau face aux dangers potentiels) modifie la perception du monde, conduit à privilégier toute information négative qui conforte cette vision.
Voilà pourquoi les médias rabâchent les catastrophes. Avec des contenus négatifs l’émotion s’accroît, l’attention se fixe ; l’angoisse monte, ce que, sans le savoir, aime le spectateur. Toute innovation effraie. Chacun veut le changement, à condition de conserver ce qu’il a. Comme si le monde était continu, comme si chaque tendance devait se prolonger, pour le meilleur ou pour le pire. Or le monde est à la fois continu et discontinu.
L’Europe a-t-elle encore la capacité de son indépendance ?
L’énergie, facteur clé de l’économie des data centers, dépend encore en Chine du charbon à 60%. Mais la Chine maîtrise toutes les composantes des énergies renouvelables ; elle vient de donner le coup d’envoi du plus grand projet énergétique de l’humanité, le barrage de Motuo, le plus grand du monde, qui produira trois fois plus d’électricité que le barrage des Trois Gorges, autant que tout le parc nucléaire français. Le premier décret de Trump associe énergie et data centers. La France, avec son électricité nucléaire, décarbonée, pourrait être le pôle européen des data centers, d’autant que les câbles sous-marins arrivent pour toute l’Europe à Marseille et à Brest.
L’Europe a-t-elle encore la capacité de son indépendance ? Elle a déjà acheté plus de 1000 avions F35 aux États-Unis, un avion cher, imparfait, dont la maintenance exige que les données soient transmises en quasi-permanence aux États-Unis. Les relations avec la Chine sont au plus bas. Le soutien de la Chine à la Russie, discret mais efficace, prouve que l’Europe reste une cible, comme du temps de Mao. À ménager comme client, à intimider comme partenaire. « Ce sera la Chine des grands empires » songeait Malraux.
Alors la guerre des empires s’intensifie. Amazon, IBM, Microsoft ferment leurs recherches sur l’IA en Chine. La Chine appelle à créer une organisation internationale de développement de l’intelligence artificielle. C’est ce qu’aurait dû devenir l’obsolète Unesco. Le multilatéralisme, c’est le point de convergence de l’Europe et de la Chine. Pour l’IA, elle entend développer des modèles Open source. Ainsi elle gagnerait la bataille des normes. Elle cherche à s’approprier une grande part du marché mondial avec la même stratégie que pour les voitures électriques ou le solaire : tenir des points clés, vendre moins cher. C’est l’exemple de Deepseek. Selon le Wall Street Journal, des entreprises situées au Brésil, en Afrique du Sud ou au Japon choisissent désormais les modèles chinois pour développer leurs applications d’intelligence artificielle, qui coûtent jusqu’à 17 fois moins cher que leurs équivalents américains. Définir les normes, inonder le marché.
Ceux qui voudront tout contrôler seront handicapés par la logique même du système.
L’Europe a telle encore une chance ? Les avances dans l’IA d’aujourd’hui, si l’on anticipe le caractère exponentiel des développements, n’ont rien d’irrattrapable. Ce n’est que le début du début. Madelin a raison. Sauf que tout va très vite. Il n’y a pas un octet à perdre. La bataille des deux impérialismes offre de nombreuses possibilités, parce que la révolution digitale est conçue en réseaux et non en pyramide. Personne ne peut contrôler ce qui se passera. Et ceux qui voudront contrôler seront handicapés par la logique même du système. Continuer à se faire l’avocat du libre-échange, avec le Mercosur, avec l’Indonésie, le Japon, l’Inde. Les vainqueurs seront les pays les plus ouverts, les plus alertes, les plus souples. Ce n’est pas sûr, c’est la seule chance. « Mieux vaut se battre qu’avoir peur », disait Gandhi le non violent. L’hégémonie, ce n’est pas que la force.
Laurent Dominati
a.Ambassadeur de France
a.Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press et de l’app bancaire des non-résidents France Pay
Auteur/Autrice
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Député de Paris de 1993 à 2002, Ambassadeur au Honduras de 2007 à 2010, puis au Conseil de l'Europe de 2010 à 2013, il a fondé le media lesfrancais.press dont il est le Président.
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