« Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au centre, le Parti dirige tout. » disait Xi Jinping dès octobre 2017. Depuis, il a purgé le Parti, l’armée, la police, et même l’économie. 1,5 million de cadres ont été sanctionnés, quelques ministres, généraux, hommes d’affaires ont disparu. La reprise en main de Xi Jinping, le discours belliqueux vis-à-vis des États-Unis et de Taïwan, s’inscrit dans une crise. La croissance est faible, 25% des jeunes sont officiellement au chômage, peut-être le double. Les jeunes doivent subvenir aux besoins de parents. Sans emploi, c’est difficile, surtout pour des enfants uniques. Hong Kong, « sécurisé » par Xi, a perdu une partie de son rôle financier. La Bourse de Shanghai chute, la déflation s’installe, la démographie est en berne. La Chine patine. Seul un risque politique intérieur lancerait Xi Jinping dans une aventure contre Taïwan, car la Chine n’a pas les moyens d’une confrontation.
Quels sont les points cardinaux de la stratégie chinoise ? À l’ouest, abreuver l’Europe et les États-Unis de produits à bas prix, de technologies clés, au point qu’ils ne puissent s’en passer. Au sud, jouer la carte des émergents et de la revanche postcoloniale. À l’est, tisser les interconnexions asiatiques. Au nord, solidifier le pacte avec la Russie.
La Russie est-elle au nord ?
Mais la Russie est-elle au nord ? L’hémisphère nord est celui du grand continent eurasiatique, qui a permis à ses deux extrêmes un développement spectaculaire, la circulation des germes et anticorps, des animaux et découvertes, des métaux et graines qui ont manqué aux autres mondes, Amériques et Afrique. Aujourd’hui la Russie de Poutine ne se veut plus au Nord mais à l’Est, avec la Chine, voire au « Sud ». Alors qu’elle avait tout pour intégrer l’Ouest, avec l’Europe, elle a préféré la guerre.
Dommage: En 1989, chute du mur de Berlin, le Produit intérieur brut par habitant le plus élevé du bloc de l’Est était celui des Russes : 6.000$ par habitant. Il a grimpé jusqu’à 15.000$ en 2013, puis descendu à 12.500$. Un doublement en trente ans, une des pires performances des pays de l’empire soviétique, à part la Biélorussie et … l’Ukraine, en guerre.
Tous les autres pays ont dépassé la Russie, malgré son pétrole et son gaz. Entre 1990 et 2021, le PIB par habitant est passé de 2 500 à 24 000 dollars dans les États baltes, de 6 000 à 27 000 dollars en Tchéquie, de 5 000 à 22 000 dollars en Slovaquie, de 3 500 à 18 000 dollars en Pologne, de 1 500 à 15 000 dollars en Roumanie. L’Europe a été la chance de ces pays. Poutine ne peut supporter ces succès, qui esquissent un autre avenir aux Russes.
La tête à l’envers, la Russie souhaite une double confrontation Est/ Ouest, et Nord/Sud, dans une vaste alliance avec la Chine, l’Iran, la Syrie, l’Afrique du Sud, l’Algérie, voire toute l’Afrique. Un nouveau front avec le Brésil et le Venezuela serait l’idéal. Qui veut renverser l’ordre attise le désordre, vieux principe révolutionnaire Elle active tous les réseaux de déstabilisation possible. Cyberguerre, mercenaires de l’Africa Corps, influenceurs, guerres immédiates, contrebandes d’armes, de drogue, de pétrole. La Syrie amie inonde de drogue le Moyen-Orient, la Chine abreuve les États-Unis de Fentanyl par cartels interposés.
La géographie politique n’est pas la géographie.
Mais que pense le Sud de la Russie et de la Chine ? Méfiance ! Le Sud n’est pas un. Indonésie, Malaisie, Vietnam, Philippines craignent plus l’impérialisme chinois que l’américain. En Amérique latine, le chavisme ne fait plus rêver, Lula non plus. En Argentine, le péronisme est à terre. Les Gringos mal aimés, ni la Chine, ni la Russie ne sont des modèles. La référence reste démocratique. Même Bukele, le président salvadorien qui a suspendu l’état de Droit pour enfermer soixante-dix mille personnes, reste un « démocrate », triomphalement réélu. Le pays le plus riche, le Chili, se veut à « l’Ouest » ou au « Nord ». La géographie politique n’est pas la géographie.
L’Amérique latine est déjà à l’ouest (démocrate), à défaut d’être au nord (riche). Le Sud rêve du Nord. Personne ne migre en Chine ou en Russie. L’Inde dénonce le trafic d’êtres humains pour faire la guerre en Ukraine. Les immigrés ont envoyé 670 milliards de dollars en 2023 vers leur pays, plus que les investissements étrangers et les aides au développement dans les pays pauvres : 420 milliards. Les États-Unis restent le principal pays de source d’envoi des fonds. Son seul rival serait l’Europe et l’El Dorado des monarchies pétrolières.
Mais où est l’Afrique ? Au sud du Sud. Infiltrée par les Russes, les Chinois, elle est en guerre au Congo, Sahel, Soudan, où la famine menace. Autant la démographie menace d’atonie la Chine, le Japon, la Corée, l’Europe, autant elle rend vaine la croissance africaine. L’Afrique ne se donne ni à la Chine, ni à la Russie : elle se perd. Les populations migrent, essentiellement en Afrique même. Dans la bataille des points cardinaux, l’Afrique compte moins que les couloirs et détroits qui la bordent.
L’Arabie n’est ni au nord, ni au sud : elle est son sous-sol.
De Chine, il faut 27 jours de mer pour arriver en Europe par le Canal de Suez. 36 par le Cap de Bonne Espérance. 40% du commerce entre l’Asie et l’Europe traverse la mer Rouge et le Canal. Les Houthis, grâce à l’Iran, n’attaquent pas sa flotte. Dans le Moyen Orient en feu de Gaza au Yémen, l’Arabie s’arme. Mais l’Arabie n’est ni au nord, ni au sud : elle est son sous-sol.
« Tout Etat fait la politique de sa géographie » disait Napoléon. Tout Etat ne peut ignorer la géographie des nouvelles connexions neuronales. Quelle est la géographie du cyberespace, des satellites, des câbles ? Les puissances reprennent la course à l’espace, y compris l’Iran, la Corée du Nord, en passant par l’Inde.
Le futur conflit mondial sera plutôt là, entre l’Inde et la Chine qu’avec les Etats-Unis.
L’Inde, mosaïque de peuples, de religions, temple des inégalités, pays le plus peuplé du monde, n’a que le tiers du PIB de la Chine. Elle est à l’Ouest, comme système démocratique. Elle est au Sud, par sa pauvreté. Rêve du Nord, pour ses investissements technologiques. Reste à l’Est, pilier asiatique. L’Inde sera la troisième économie mondiale en 2030. La bourse indienne a dépassé en valeur celle de Hong Kong. Quand l’Inde aura investi dans son appareil militaire, alors viendra le risque d’une confrontation avec la Chine. Le futur conflit mondial sera plutôt là, à cause de Ceylan, à cause du Pakistan, qu’avec les Etats-Unis.
Les Chinois comptent cinq points cardinaux ; le cinquième étant la Chine elle-même, le centre: Zhong. L’empereur, centre du centre, avait la tâche de les fixer, chaque année. Telle est l’ambition de Xi Jinping. Tel est son échec prévisible : Il n’y a plus de centre. La géographie n’est plus celle de territoires. Peu importe de contrôler la Crimée ou le Donbass. Il faut contrôler la capacité d’émission de la dette, les investissements dans l’intelligence artificielle, les puces. Avec le plan Delete A, la Chine voudrait remplacer les logiciels américains.
La géopolitique a ajouté une cinquième dimension aux conflits, voire une sixième ou une septième :guerre informationnelle, idéologique, manipulatrice ; guerre technologique ; guerre financière. Si les Ukrainiens devaient perdre la Donbass, ce sera faute de dollars.
L’Europe est une proie qui paraît facile parce que faible.
La guerre en Ukraine a deux conséquences en apparence contradictoires : l’une, constat allemand, que l’Europe ne peut se défendre sans les États-Unis. L’autre, ambition française, qu’elle doit assumer sa défense. D’où le désaccord public. Pour l’instant c’est l’Allemagne qui paie, la France qui s’endette.
L’Europe est un enjeu et un acteur à la fois. Elle est une proie qui paraît facile parce que faible. Elle est en retard sur presque tout : les premières entreprises européennes réunies n’ont pas le poids d’un seul géant américain des Gafam. Directement menacée par la Russie, elle dépend de la Chine autant que des États-Unis, et du Moyen Orient.
Elle a des atouts. Face à la Chine, dans une dépendance réciproque, elle est riche. Elle a une position qui pourrait être forte en Méditerranée si elle s’en donnait la peine. Elle n’a pas d’ambition « impérialiste », ce qui lui permet de ne pas paraître agressive. Paradoxalement, les défis que pose le nouveau désordre mondial l’obligent à s’unir et forger des alliances : L’Inde, l’Indonésie, le Brésil veulent des accords comme le Chili, la Corée et le Japon en ont signé. Elle a une politique spatiale, une politique cyber embryonnaire, une forte capacité financière et d’investissements, notamment dans l’énergie.
La nouvelle carte mentale: non des oppositions nord/sud-est/ouest, mais un monde polycentrique.
Elle seule a le caractère pluriculturel, plurilinguistique, polycentrique qui correspond à la cartographie du monde. Telle est la nouvelle carte mentale géopolitique: non des oppositions nord/sud-est/ouest, mais un monde polycentrique. L’Europe a plusieurs capitales, le monde aussi. L’Europe est la seule puissance qui sait parler à tous. Encore faut-il, à défaut d’être une puissance, savoir parler.
D’abord « remettre en place les vases sacrées », aux quatre coins de l’autel, disait Maitre Kong. Et « redonner aux mots leur sens », ajoutait-il. Un sens au mot « Europe » ? C’est le moment de la mettre au croisement de tous les axes, vers le haut.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Députe de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
Laisser un commentaire