La grande panne de la destruction créatrice

La grande panne de la destruction créatrice

Entre 1300 et 1800, les historiens de l’économie estiment que l’Angleterre, puis la Grande-Bretagne, ont passé près de la moitié du temps en récession. L’activité était instable, alternant violents reculs du PIB et fortes reprises. Avec la maturation du capitalisme et l’amélioration des politiques économiques, les récessions se sont faites moins fréquentes et moins brutales. Au XIXᵉ siècle, le pays n’était en contraction qu’un quart du temps, proportion encore réduite au XXᵉ siècle. Les stabilisateurs économiques contribuent à la régulation de l’activité, du moins jusqu’à maintenant. Demain pourrait être un autre monde ?

Force est de constater que, depuis la crise financière de 2008, crise qui fut la plus importante enregistrée depuis la grande crise de 1929, l’économie mondiale est, de plus en plus chaotique. Depuis, nous avons connu la récession la plus importante de l’histoire contemporaine en 2020, récession provoquée par les confinements et qui fut suivie par un rebond tout aussi extraordinaire. L’économie mondiale a, par la suite, été confrontée à la guerre en Ukraine, à celle du Moyen-Orient, à une vague inflationniste et au retour de Donald Trump qui a décidé la mise en place de tarifs douaniers d’un niveau inconnu depuis près d’un siècle. Et pourtant, entre 2022 et 2024, la croissance mondiale en volume a atteint en moyenne 3 % par an, rythme qui devrait encore être tenu cette année. Le chômage dans l’OCDE, qui représente environ 60 % du PIB mondial, demeure proche de ses plus bas niveaux historiques. Au troisième trimestre 2025, les bénéfices des entreprises à l’échelle mondiale ont progressé de 11 % sur un an, leur meilleure performance depuis trois ans.

Hormis la contraction liée aux confinements de la Covid-19, l’économie mondiale n’a pas subi de récession synchronisée depuis plus de quinze ans. Celle des États-Unis dément toutes les prévisions depuis la crise financière.

La destruction créatrice

Certains avancent qu’un système économique a besoin d’un ralentissement occasionnel pour rester en bonne santé. Joseph Schumpeter, l’économiste austro-américain, soutenait que les récessions déclenchent une « destruction créatrice » : les entreprises inefficaces disparaissent, les capitaux se redirigent vers les technologies d’avenir, les travailleurs migrent vers des emplois plus productifs. Une douleur immédiate, mais un gain durable. L’économiste ne préconisait pas de provoquer une récession ; mais il estimait qu’il ne fallait pas non plus tout faire pour l’empêcher. « Les dépressions ne sont pas simplement des maux à supprimer », écrivait-il. Elles incarnent « quelque chose qui doit advenir ».

Avec la multiplication de dispositifs de soutien aux entreprises et aux ménages, le capitalisme contemporain pourrait être moins dynamique que dans le passé. Le système entretient aujourd’hui une multitude de consultants, d’influenceurs ou traders en cryptoactifs qui produisent peu de tangible. En Europe et aux États-Unis, de nombreux secteurs sont protégés par la réglementation, ce qui ne les incite pas à réaliser des gains de productivité. Un article fondateur de 1994, signé Ricardo Caballero (MIT) et Mohamad Hammour (Columbia University), a montré que les récessions permettaient de purger les techniques ou produits obsolètes. D’autres travaux ont démontré que la crise de 1929 avait poussé vers la sortie de petites usines automobiles inefficaces, ouvrant la voie à la production de masse. En 2022, Daniel Bias (Université Vanderbilt) et Alexander Ljungqvist (Stockholm School of Economics) ont démontré que les start-up nées en période de récession ont de meilleurs résultats que celles créées dans des périodes plus clémentes.

Cryptoactifs
Image illustration ©Adobe Stock

Les événements de 2020 ont aussi montré que la récession peut stimuler la réallocation productive. En Europe, les gouvernements ont cherché à éviter un choc brutal en protégeant les emplois via les dispositifs de chômage partiel : le taux de chômage a culminé à 8,6 %. Aux États-Unis, le gouvernement a laissé les entreprises licencier ce qui a porté le taux de chômage à 15 %. Les ménages ont reçu de la part des autorités fédérales une aide financière importante. Dès la fin de l’épidémie, le taux de chômage a rapidement baissé. Aux États-Unis, la destruction créatrice a joué plus fortement son rôle qu’en Europe, les travailleurs migrant vers les secteurs en tension (banlieues, commerce en ligne…) et quittant ceux en déclin, notamment les centres-villes. En adaptant la méthodologie de la Fed de Chicago, centrée sur la composition sectorielle de l’emploi, entre 2020 et 2022, la réallocation du travail a augmenté deux fois plus vite aux États-Unis qu’en Europe. Depuis 2019, la productivité du travail américaine a progressé de 10 %, contre seulement 2 % dans l’Union européenne. Le choix du « quoi qu’il en coûte » européen se révèle cruellement improductif.

Aucun gouvernement ne souhaite être confronté à une récession. À la moindre alerte, ils augmentent les dépenses publiques et multiplient les plans de sauvetage. Pendant la crise énergétique de 2022, les gouvernements européens ont ainsi, pour contrer les effets de la hausse du prix de l’énergie, dépensé plus de 3 % du PIB. Après la faillite de Silicon Valley Bank en 2023, Washington a garanti l’intégralité des dépôts. Dès qu’une entreprise jugée « stratégique » chancelle, l’État intervient. Ces politiques limitent les effets des crises et des chocs, mais au prix de distorsions croissantes dans l’allocation des ressources.

Le risque financier : l’amnésie du danger

De longues périodes sans crise favorisent la « myopie au désastre ». Les acteurs oublient que le pire peut arriver. Ils sont convaincus qu’en cas de problème, l’État sera toujours là. Les investisseurs optent alors pour des actifs risqués, qui sont les plus exposés en cas de retournement économique. L’engouement en faveur de l’intelligence artificielle en est un des symboles. Aux États-Unis, les ménages s’engagent de plus en plus sur le marché des actions et des cryptoactifs, convaincus que les cours sont appelés à toujours monter. Ces dernières années, ils ont alloué 3 000 milliards de dollars de leur épargne aux marchés actions, un record. Trente pour cent des actifs des ménages américains sont désormais placés en actions, un niveau inédit.

Le risque budgétaire : l’État-assureur de dernier ressort

Assurer l’économie contre la récession coûte cher. La dette publique cumulée des pays de l’OCDE est à son plus haut niveau depuis les guerres napoléoniennes. Les États ont aussi accumulé des engagements implicites non comptabilisés dans les budgets officiels, le fameux passif social, avec un important montant de pensions à verser dans les prochaines années. Les États garantissent une large part des dépôts bancaires, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Les « engagements sociaux » dépassent désormais 130 000 milliards de dollars dans ce pays, soit près de cinq fois le PIB.

Le risque allocatif : l’économie des zombies

Selon Bruno Albuquerque (FMI) et Roshan Iyer (American University), les « entreprises zombies », entreprises non rentables mais qui perdurent grâce aux aides publiques, représentent près de 10 % en 2021 du PIB dans les pays de l’OCDE, contre 6 % en 2000. Leur part est passée de 6 % en 2000 à 9 % en 2021. Même avec la remontée des taux, leur nombre continue d’augmenter. Un rapport récent de BofA Securities montre que la proportion de zombies européens a encore progressé entre 2023 et 2025.

Ces entreprises pèsent sur la croissance. Entre 2012 et 2022, les entreprises britanniques les moins productives ont enregistré les plus faibles gains de productivité, tirant la moyenne vers le bas. Dans les secteurs où les zombies sont plus nombreuses, « les entreprises saines sortent plus vite du marché et les créations chutent », observent Bruno Albuquerque et Roshan Iyer. Les zombies retiennent les travailleurs dans des postes mal adaptés, privant les entreprises dynamiques de talents.

La stabilité prolongée : un luxe dangereux

L’économie mondiale a évité un ralentissement prolongé pendant une période remarquablement longue. Cette stabilité apparente crée ses propres fragilités. Si les gouvernements veulent empêcher les récessions, ils doivent accepter la rotation permanente des emplois et des entreprises qu’exige une économie vivante. Sans cela, le système réclamera des doses toujours plus importantes de soutien budgétaire pour maintenir un équilibre de plus en plus artificiel. Au mieux, c’est la stagnation ; au pire, c’est l’accumulation silencieuse de risques financiers et budgétaires de grande ampleur.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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