La géopolitique de l’IA est bleue comme une orange

La géopolitique de l’IA est bleue comme une orange

« La terre est bleue comme une orange » annonçait Éluard avant que les astronautes n’aperçoivent, de l’espace, la planète bleue. Qui sait ce que recèle son jus de magma magnétique? Si le plus haut volcan de la planète, le mont Mauna Kea, posé sur la croûte océanique, dépasse les 10.000 mètres, la terre est moins rugueuse qu’une orange. Longtemps, elle fut plate. Jusqu’au 20ème siècle, la géopolitique se lit en cartes: territoires, frontières, mers et détroits. L’aviation, les sous-marins, l’espace, donnent la troisième dimension. Quand l’Intelligence Artificielle (IA) analyse les images de la Voie Lactée, elle découvre ce qu’aucun regard ne peut voir: le trou noir en son centre tournerait à la vitesse de la lumière, à rebours des théories. L’IA, élément nouveau de la révolution digitale, change la façon de voir le monde, de le maîtriser – ou non. Voici la quatrième, ou plutôt la cinquième dimension. La géopolitique de l’IA est bleue comme une orange. Ou un trou noir.

Après celui de la bombe atomique de 1945, l’IA est le nouveau choc stratégique. Tous cherchent la souveraineté numérique, si tant est que le concept de souveraineté ait un sens dans un univers d’interdépendances mutuelles et multiples.

Après la bombe atomique, l’IA est le nouveau choc stratégique.

L’IA repose sur une chaîne, qui va des terres rares à la production d’énergie pour les data centers, en passant par les semi-conducteurs et les logiciels de fabrication. Quelle est la carte mondiale de l’IA ? La Chine, le plus grand consommateur de puces, représente 16% de la production mondiale. Elle dépend des puces de haute performance de Nvidia (États-Unis). Mais les puces conçues par Nvidia (80% du marché) sont fabriquées par TSMC, à Taïwan. Et les États-Unis dépendent des terres rares chinoises et des puces taïwanaises. Tous, aussi, ont recours à ASML pour la gravure, une société néerlandaise.

À la fin, les circuits sont reliés à des data centers. Il en existe près de 10.000 dans 164 pays. Le tiers de ceux-ci est aux États-Unis. Les deux tiers du « cloud » européen sont hébergés par des sociétés américaines. Une coupure, une attaque sur les câbles, un brouillage, une panne électronique, une attaque cyber et tel pays retourne à l’âge de pierre sans apocalypse nucléaire.

carte des datacenters dans le monde
Carte des data centers dans le monde

Là où sont les données, les lois nationales décident de leur exploitation. Les Chinois ont un avantage : ils collectent les tous les gestes et mots de leur population, ce qui leur permet de tester des modèles à moindre coût. On l’a vu pour la reconnaissance faciale ou la gestion des trafics urbains. Les lois sur la propriété de données sont au cœur de la bataille de normes, qu’elles soient techniques ou « éthiques ». Chacun veut imposer ses normes. Les Européens, enfants pauvres de l’IA, sont des maîtres en matière de règles, parfois à leurs dépens. Surtout quand d’autres ne respectent pas le droit international et donnent à la loi nationale un caractère extraterritorial.

Taïwan, menacé, brandit son arme de dissuasion numérique, TSMC.

Retour à la géographie du chantage: Taïwan, menacé par l’invasion chinoise d’un côté, les droits de douane de Trump de l’autre, brandit l’arme de la dissuasion numérique, TSMC, qui fabrique les semi-conducteurs nécessaires à la Chine comme aux États-Unis. Trump demande que TSMC construise des usines aux États-Unis.  TSMC y est prêt, (pour 100 milliards) au risque de diminuer la dépendance américaine. Illusion, car les usines de l’Arizona renverront les données pour pilotage à Taïwan. D’un côté la dépendance américaine se réduirait, de l’autre les liens se renforceraient.

projet de TSMC pour une giga-usine dédiée au 2 nm progresse
projet de TSMC pour une giga-usine dédiée au 2 nm progresse

C’est ce que vise Taïwan : s’intégrer dans une chaîne mondiale qui garantirait sa survie face à la Chine. Elle voudrait investir aussi aux Émirats Arabes Unis. Ce que les États-Unis voient d’un mauvais œil, puisqu’ils veulent développer un partenariat avec l’Arabie saoudite et Abu-Dhabi dans l’IA et la construction de Data centers : La péninsule arabique numérique. Avant cela, il faut nettoyer le Moyen-Orient, réduire toute menace de l’âge nucléaire promis par Téhéran. Ce que fait Israël, qui participe au projet. Le Golfe ne sera plus le paradis meurtrier de l’or noir, mais le financier du nouveau monde de l’IA.

Nettoyer le Moyen-Orient avant d’investir la péninsule arabique numérique.

Taïwan aimerait animer avec les États-Unis, une chaîne mondiale « non communiste », c’est-à-dire « non chinoise ». Une telle chaîne repose sur des usines mais aussi, encore et toujours, sur du droit. Elle nécessite une stabilité juridique, ce qui redonne du poids à l’Europe, au Canada, quand les États-Unis revendiquent l’imprévisibilité comme art de gouverner. TSMC investit à Munich et à Dresde (10 milliards). Les Néerlandais avec ASML détiennent un maillon de la chaîne de valeur. Les États-Unis aimeraient les empêcher d’exporter vers la Chine, qui représente un tiers de leurs ventes. Tout le monde s’agite et rêve.

Comment la Chine entend répondre ? En investissant massivement dans l’IA, c’est-à-dire dans … le capital humain : elle forme 1.5 millions d’ingénieurs par an. (La France, 45.000). Seulement une petite proportion dans l’IA. Selon la Commission, il manquerait en Europe plus d’1,5 millions de professionnels de l’intelligence artificielle en 2025, 3,5 millions en 2030. L’IA détruira des emplois, elle en crée déjà, comme dans toute révolution technologique.

Crédit Photo : STR / AFP
Le ministère de l'Éducation a annoncé un renforcement de l’enseignement de l’IA dans les écoles, visant à favoriser la collaboration entre l’industrie, l’université et la recherche.
Crédit Photo : STR / AFP – Le ministère de l’Éducation a annoncé un renforcement de l’enseignement de l’IA dans les écoles, visant à favoriser la collaboration entre l’industrie, l’université et la recherche.

Il serait simple de réduire la géopolitique de l’IA à ses territoires. Où sont les plus grandes capacités de transmission internet dans le monde ? États-Unis, Europe. Quels sont les pays à puces ? Chine, Taïwan, Corée, États-Unis, Pays-Bas, Japon. Pour les assembler : Vietnam, Philippines, Mexique, Inde, Chine. Quels sont les montants investis par pays, le nombre de brevets ? Les mêmes ou presque : Chine, États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Corée, Japon, Taïwan. Avec une langue dominante, l’anglais, 60% des données, loin devant le chinois (6%), le français, l’espagnol et le russe (3%). L’IA travaille à partir d’un corpus de données. Si le corpus est américain, la « pensée » de l’IA sera américanisée.

Avec l’IA, naît l’anti-IA. « En créant des données polluées afin d’induire des faussetés dans un modèle ».

Au-delà des réseaux, échanges et territoires, comment la Chine, engagée dans la lutte finale de l’intelligence, entend combattre ? « En créant des données polluées afin d’induire des faussetés dans un modèle », ce qui amène l’adversaire à « attaquer ses boucliers avec ses propres lances ». Selon l’armée chinoise, « Le principe de base de la mise en œuvre d’opérations de contre-données est de tromper le processus de formation et d’apprentissage ou le processus de jugement du modèle de renseignement ». Il s’agit de « créer un brouillard de guerre et du bruit de données », rappelle Benaouda Abdeddaïm, dans Les Echos, citant des sources chinoises.

Avec l’IA, naît l’anti-IA. Ce n’est pas théorique. L’Armée Populaire de Libération prétend avoir réussi à supprimer le champ magnétique d’un navire de guerre en utilisant un système assisté par l’IA. L’IA permettrait d’échapper aux missiles avec une efficacité augmentée de 60%. Polluer les données, saper les capacités de calcul, créer des leurres informationnels, la géopolitique de l’IA n’est plus territoriale, ni spatiale. Elle dépasse la quatrième dimension (le temps). Voici la cinquième, quand le vers d’Eluard n’a plus aucun sens, parce que tout un chacun voit la terre bleue comme une orange. Ou un trou noir.

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press et l’app bancaire France Pay

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