Karim Ben Cheïkh : « C’est dangereux de construire une politique publique sur des fantasmes »

Karim Ben Cheïkh : « C’est dangereux de construire une politique publique sur des fantasmes »

Député de la 9ème circonscription des Français établis hors de France, Karim Ben Cheïkh donne son avis sur le débat « polémique » autour des OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) et son impact dans les relations entre la France et les pays du Maghreb.

Lesfrançais.press : Comment expliquez-vous le discours politique particulièrement brutal au sujet des OQTF ?

Karim Ben Cheïkh : Les obsessions migratoires de l’extrême droite ont gagné la droite y compris jusque dans le camp macroniste. C’est une bataille culturelle que mène le RN contre les étrangers établis en France, et ce thème est complaisamment relayé par quelques médias et désormais le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et ses soutiens. La France est le pays d’Europe qui délivre le plus d’OQTF, c’est une mesure administrative qui est presque sans rapport avec le niveau d’intégration d’un individu. Les OQTF peuvent concerner d’ailleurs aussi bien des personnes qui sont entrées légalement et se sont mises en défaut pour une raison ou une autre, que des personnes entrées illégalement. Le débat médiatique et politique actuel tend à confondre toutes les situations à dessein avec le but de présenter des chiffres importants pour effrayer les Français. »

"C’est dangereux car on construit de mauvaises réponses quand on construit des politiques sur des fantasmes et le discours ambiant expose d’ailleurs nos compatriotes établis à l’étranger."

LFP : Des observateurs politiques considèrent que la ligne politique du nouveau ministre de l'Intérieur sur les OQTF et son propos "L’immigration n’est pas une chance pour la France" serait largement partagée par des partis du centre, de gauche et par une majorité d'électeurs français, qu'en pensez-vous ?

Karim Ben Cheïkh :  » Le vote de la loi immigration en décembre dernier, une loi restrictive voulue par les macronistes et la droite dure de Bruno Retailleau, déjà alliés de circonstances, une loi déjà fortement inspirée des idées d’extrême droite, avait été le symbole d’un naufrage moral. Cette loi touchait les familles mixtes, les conjoints de Français, notre attractivité universitaire, notre rayonnement culturel, nos relations avec des pays partenaires. Seule la gauche s’est levée pour la combattre. Je retiens aussi les propos de M. Retailleau sur l’État de droit, déclarant qu’il n’était pas “intangible en France”. Ce sont des propos irresponsables qui créent le désordre institutionnel. Du reste la loi immigration de décembre dernier voulue par M.Retailleau avait été partiellement censurée par le conseil constitutionnel saisi par l’ensemble des parlementaires de gauche. La France ne doit pas renoncer à ses valeurs, les droits fondamentaux, l’État de droit, la démocratie, sous la pression démagogique. Quand j’entends Michel Barnier mentionner dans son discours de politique générale les deux millions et demi de visas octroyés en France chaque année, je m’interroge. Pourquoi ne pas dire aux Français que 90% sont des visas touristiques ? Pourquoi ne pas dire que dans un pays qui accueille 100 millions de touristes chaque année ces chiffres démontrent surtout une attractivité du tourisme. Pourquoi ne pas dire que la moitié des visas long séjour sont des étudiants en mobilité universitaire ? Le gouvernement et son prédécesseur pensent à voix haute que la meilleure manière de combattre les idées d’extrême droite est d’appliquer les idées de l’extrême droite. Rien n’est plus faux. »

LFP : Au vu de la tournure prise par le discours politique comme celui d'établir un rapport de force avec des pays comme le Maroc ou l'Algérie et "délivrer " des visas contre des laissez-passer consulaires, est-ce annonciateur de nouvelles tensions entre la France et les pays du Maghreb ?

Karim Ben Cheïkh : « J’entends beaucoup de voix à droite qui reprennent le refrain du “rapport de force”. Nous connaissons déjà la suite du film puisque nous avons eu à suivre ses lamentables épisodes entre octobre 2021 et février 2023. Exercer des représailles sur des centaines de milliers de visas de personnes voyageant tout à fait légalement pour quelques centaines de laisser-passer consulaires a gravement porté préjudice à la France. Il a fallu presque deux ans à Gérald Darmanin, Gabriel Attal et Emmanuel Macron pour le comprendre. Que la droite veuille emprunter ce chemin, et nous verrons que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Et dans la surenchère vers le pire, les LR, tout à leurs obsessions maghrébines, proposent désormais de conditionner le travail de l’AFD dans un pays aux reconduites effectuées, ce qui par exemple conditionnerait directement notre coopération avec un pays comme le Maroc où des entreprises françaises ont récemment été sélectionnées pour des chantiers stratégiques, en partie financés par des prêts de l’AFD. Quel serait le sens de cette politique ? C’est cela le projet des LR pour les relations entre la France et les pays du Maghreb ? La crise des visas a laissé des traces, des ruptures psychologiques profondes entre la France et les sociétés civiles de ces pays. Elle a mis en difficulté notre diplomatie, nos intérêts et nos compatriotes. »

"On ne fait pas une politique de rapport de force avec des pays partenaires."

LFP : Nombreux sont les politiques à déclarer "qu'il faut changer tout le fonctionnement des OQTF" et d'autres comme Nicolas Sarkozy suggère que la question migratoire soit gérée au niveau de l'UE, qu'en pensez-vous ?

Karim Ben Cheïkh : «  Il y a beaucoup de déclarations médiatiques à tort et à travers. La question de la migration est déjà une compétence partagée européenne. L’UE finance des gardes-frontières, des coopérations judiciaires et sécuritaires avec les pays de la rive Sud de la Méditerranée, elle déploie déjà des équipes sur le terrain, par exemple au Nord du Sénégal et pendant longtemps au Nord du Niger. L’attribution d’un visa court séjour dépend aussi de procédures de coordination judiciaire et sécuritaire dans l’espace Schengen. Du reste, ces vingt dernières années, les migrations de travail et même d’asile ne se sont pas dirigées vers la France, mais vers l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni ; c’est ce que nous montrent les chiffres. Il faut une solidarité européenne et des outils européens mais aujourd’hui le risque est grand de voir prédominer des logiques de repli nationales. »

LFP : Avez-vous des propositions concrètes pour une gestion politique efficiente des OQTF ?

Karim Ben Cheïkh : « L’OQTF n’est pas le bon outil pour fonder une politique migratoire car c’est une catégorie qui ne fait pas de distinction par le parcours des individus ou leur niveau d’intégration. La France expulse de nombreux étrangers en situation irrégulière, c’est le pays qui en fait le plus en Europe d’ailleurs. Il faut aujourd’hui renforcer la lutte contre les filières de passeurs et de trafics d’êtres humains en coopération avec les pays de départ. Sur le volet intérieur, il faut donner latitude aux services préfectoraux de travailler de manière adaptée aux situations individuelles. L’outil de la régularisation est également pertinent, pourquoi le disqualifier ? J’ai un problème fondamental lorsqu’un ministre de l’Intérieur comme M. Retailleau déclare qu’il faut “plus d’OQTF et moins de régularisations” alors qu’aucun indicateur ne démontre que c’est la réponse la plus efficace et la plus adéquate. »

"Est-ce qu’on pense sincèrement que mettre hors cadre juridique sans solution des gens qui sont actuellement sur notre territoire et qui souvent y travaillent est le parangon de la sécurité ?"

Auteur/Autrice

  • Rachid Hallaouy

    Rachid Hallaouy est journaliste et éditorialiste installé au Maroc depuis 2006. Après avoir collaboré avec de nombreux médias en presse écrite (L’Economiste), électronique (Yabiladi) et audiovisuel (France 24), il a rejoint Luxe radio pour y lancer en 2011 un concept de débat d’idées traitant de sujets politiques et économiques.

    Voir toutes les publications
Laisser un commentaire

Laisser un commentaire