Impitoyable Russie, impitoyable démocratie

Impitoyable Russie, impitoyable démocratie

L’Europe n’a rien à craindre de la Russie. Au contraire, la Russie craint l’Europe et ce qu’elle représente. 

«Toutes les tentatives de la Russie pour devenir indépendante se heurtent à une résistance de plus en plus féroce de nos collègues occidentaux qui veulent nous rendre “obéissants”, nous forcer à accepter ces interprétations très douteuses des valeurs humaines universelles qu’ils professent et qui contredisent la tradition culturelle russe», a déclaré Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères. Aveu d’effroi.

Poutine contre les Témoins de Jéhovah 

Au Parlement européen, les députés ont reproché à Josep Borell, le chef de la diplomatie de l’UE, pour autant qu’il y en ait une, de s’être fait piégé par Lavrov. Ce n’est qu’à la fin de la conférence de presse commune avec Lavrov que Borell apprit l’expulsion de diplomates allemands, suédois et polonais. Une gifle. Loin d’obtenir quoi que ce soit pour Navalny, les arrestations se multipliaient. Même les Témoins de Jehovah y passaient! C’est dire si Poutine et ses amis sont inquiets. 5.500 arrestations pour des manifestations qui, selon la police, n’ont pas réuni plus de 30.000 contestataires. Bientôt il y aura plus de personnes en prison que de manifestants. 

Le Palais de Poutine, l’empoisonnement de Navalny, les faux chiffres sur le coronavirus, les querelles internes au Kremlin, les disparitions, assassinats, au risque de choquer, ce n’est pas l’essentiel. Après tout, il y a bien des régimes peu recommandables à travers le monde, et bien des Européens il y a peu se sentaient solidaires d’une Union soviétique bien plus épouvantable et menaçante que la Russie d’aujourd’hui.

Le pouvoir russe se sent menacé. 

D’autant que, si l’on aime se moquer de Poutine, il faut bien reconnaitre que ceux qui pourraient le remplacer ne seraient pas forcément plus démocrates. Ce qui est triste, c’est le recul, la régression russe, dans tous les domaines. Il n’y a pas si longtemps, au Conseil de l’Europe, la Russie, comme la Turquie, se voulaient présentables. La Russie est en déclin financier, économique, militaire, démographique, culturel, scientifique, ce que cache mal le prurit nationaliste flatté par l’annexion de la Crimée. 

Le pouvoir russe, forcément, se sent menacé. Par qui, par quoi ? Par Navalny, sans doute, sinon ils ne chercheraient pas à l’éliminer. Mais il est peu probable que Navalny seul renverse Poutine, les oligarques qui lui sont liés, et le FSB. Par l’Europe ou les Américains ? Non plus. Ils se sentent menacés par un virus de liberté, vieille idée dont on a beau se moquer mais qui revient comme une mauvaise herbe. 

Denys l’ancien, un des prototypes du tyran, faisait déshabiller son frère et son fils, qu’il chérissait plus que tous, avant qu’ils n’entrent dans sa chambre pour vérifier qu’ils ne portaient pas d’armes. Tout pouvoir a peur, surtout quand il tend vers un pouvoir absolu. Un grain de sable l’effraie.

Comment ramener la Russie vers l’Europe ?

Mais est-ce le problème de l’Europe ? Si Josep Borell a raison de dire qu’il faut parler avec la Russie, il a tort d’y aller quand on arrête Navalny, même et surtout pour plaider sa cause. Le fait-il en Egypte, Arabie, Algérie, Chine, Turquie, Iran… ?

La question de l’Europe, c’est de savoir comment ramener la Russie vers elle. Elle ne le fera pas par des sanctions. C’est pourtant ce que propose Josep Borell pour faire oublier son humiliation passée. «Il appartiendra aux Etats membres de décider de la prochaine étape, cela pourrait inclure des sanctions, je vais faire des propositions concrètes», a déclaré Borrell. C’est ce qui s’était passé après l’annexion de la Crimée, sans succès. La France avait remboursé la vente les navires de guerre « Mistral», revendus à cette grande démocratie qu’est l’Egypte. Britanniques et Allemands, eux, tout en faisant pression sur la France, continuaient à faire des affaires, y compris en matière d’armement. 

C’est une erreur de confondre les champs diplomatiques. Lénine disait : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendront ». C’est exactement ce qu’il faut faire: Lénine, symboliquement, s’est pendu.

Lénine s’est pendu 

Plusieurs pays, comme la Pologne, demandent en outre l’arrêt du projet Nordsteam 2. La défense des droits de l’homme entraine, pour certains, une forte odeur  de gaz. 

Faut-il pour autant, comme Emmanuel Macron, et une bonne partie de dirigeants politiques, (car il existe un lobby russe, comme un lobby turc, à Paris, à Berlin, à Rome et Bruxelles) parier sur un partenariat avec la Russe ? Belle idée, mais pour s’aimer il faut être deux.

« La structure actuelle du pouvoir en Russie, qui combine des intérêts économiques particuliers, un contrôle militaire et politique, ne laisse aucune ouverture à l’État de droit démocratique », explique Josepp Borrell. « Ils sont impitoyables » ajoute-t-il. Eh oui !

On peut se moquer de l’Europe « naïve ». A chaque fois qu’on la prend de haut, elle s’unit. C’était vrai avec Trump, avec le Brexit, c’est le cas, lentement mais sûrement, avec les insultes turques et le mépris russe. Le parti russe en a pris un coup. Le défaut des dirigeants politiques en politique étrangère est toujours le même : ils font des déclarations en fonction de la  politique intérieure. 

Intérêts communs

La politique européenne doit être guidée par le réalisme : les Russes, pour l’instant, ne veulent pas de la démocratie à l’occidentale. En revanche ; ils ont beaucoup d’intérêts en commun avec les Européens, tout d’abord en matière commerciale, financière, puis stratégique et militaire. 

L’Europe a intérêt à accroitre ses relations économiques avec la Russie. Et la réciproque est vraie. Il n’y a donc aucune raison de renoncer à Nordsteam2. Les Polonais veulent augmenter les compensations financières, les Américains vendre leur gaz. Pourquoi payer le gaz 30% plus cher? Est-il plus doux quand il passe par la Turquie, l’Ukraine, ou quand il vient du Qatar ?

L’Europe a intérêt à discuter avec la Russie du Moyen-Orient, de la Turquie, de la Lybie, de l’Ukraine, de la Biélorussie, de l’Afrique, de l’Iran. Ce sont des sujets qui concernent l’Europe au premier chef, plus que les Etats-Unis ou la Chine. Des accords sont possibles, surtout si l’Europe sait montrer sa capacité à nuire.

Parier sur la société russe 

On ne répond pas aux pressions militaires russes en défendant Navalny mais par d’autres pressions militaires, (comme le fait quotidiennement Israël). Aux cyberattaques russes, il faut répondre par des cyberattaques contre les Russes, plutôt que de se plaindre. Le commerce répond au commerce, le militaire au militaire, le cyber au cyber, etc… Mêler sanctions commerciales et droits de l’homme est une politique confuse sans intérêt. C’est même l’inverse : la Russie se tourne vers la Chine et promeut l’internationale autocratique antioccidentale. Des manœuvres conjointes dans l’océan indien associent la Chine, l’Iran et la Russie. Quel attelage ! La Russie est plus européenne qu’orientale, si l’Orient existe.

Et les droits de l’homme ? Ils arrivent. Par la télé, internet, le « doux commerce », justement. Plus il y aura d’échanges, plus la Russie devra compter avec … les Russes. Ce qui doit intéresser les Européens, ceux qui veulent promouvoir la démocratie, ce sont les citoyens russes, la société civile russe. C’est elle qui bouge pour Navalny. Et l’on rend service à Poutine en le faisant apparaitre comme « un agent de l’étranger ». 

Si le pouvoir russe veut s’éloigner de l’Europe, ce n’est pas le cas des Russes. Il faut considérer la Russie comme un parent qui s’égare, mais pour lequel on conservera toujours une place. Et la démocratie, comme une valeur universelle qui s’imposera tout ou tard, même en Russie. C’est bien ce qui fait peur à Poutine. 

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