Heureux les malheureux !

« Heureux vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous » écrit saint Luc. Complétant cette première Béatitude avec le proverbe allemand « Heureux comme Dieu en France », un esprit simple pourrait croire que la France est un paradis. Ce qu’elle est : Les malheureux y sont plus nombreux qu’ailleurs, alors qu’elle n’a jamais été aussi riche. Tel est le paradoxe français.

98% des Français sont heureux de vivre dans leur pays (Eurostat, mars 2018), soit plus que la moyenne européenne (91%). Pourtant, 69% des Européens ont confiance dans l’avenir, seulement 58% des Français. Le plus mauvais score avec les Italiens. Les Français sont parmi les plus pessimistes du monde, hormis les pays en guerre. Ils sont rétifs à la mondialisation (55% favorables), dubitatifs quant à  l’économie de marché (40%), rétifs à l’Etat providence (34%). Ce sont là des chiffres très bas par rapport à tous autres pays européens.

La situation de la France est-elle si mauvaise ?

Certes, le pouvoir d’achat individuel stagne depuis la crise de 2008. Mais jamais il n’a été aussi élevé. Serait-ce uniquement au profit des plus riches ? Quel que soit le mode de calcul, la France est le moins inégalitaire des grands pays du monde.

La pauvreté recule constamment. La France est, parmi les grands pays, celui où le taux de pauvreté est le plus faible. Encore cela ne mesure-t-il pas tous les services gratuits ou quasi gratuits de l’Etat Providence le plus généreux du monde. Jamais les dépenses sociales n’ont été aussi élevées.

Que l’on observe les dépenses de santé, l’espérance de vie, les retraites, les études universitaires, les allocations sociales, les indemnités de chômage, toutes les données confirment que les 34% du PIB auxquelles correspondent les prestations sociales correspondent à des maxima mondiaux. Record mondial que traduit forcément un record de prélèvements.

Vivrait-on, en France, dans une insécurité permanente ? Le taux d’homicides par habitant y est, il est vrai, le double de la Suède : 1.2 pour 100.000 habitants contre 0.6. C’est pourtant la moyenne européenne. Un  havre de tranquillité dans le monde : Aux Etats-Unis, 5.4 ; en Russie, 11, au Brésil, 30. Jamais la France n’a été aussi peu criminogène.

La déprime viendrait-elle de familles en décomposition ? La natalité y reste une de plus élevées d’Europe. Quant au divorce, la France reste dans une quelconque moyenne.

Les Français deviendraient-ils plus radicaux ? Tout montre l’inverse : une France tolérante, pour les mœurs comme pour les religions. Les Français seraient-ils plus égoïstes ? Les réactions après les attentats comme après l’incendie de Notre-Dame traduit une forte cohésion nationale, et les gestes de solidarité  sont permanents, comme les engagements bénévoles et associatifs.

Quelle est donc la cause du mal-être français, quand 70% de nos compatriotes soutenaient les revendications des gilets jaunes, qui, de ronds points en rond points ne cessaient de proclamer leur désespoir, seulement réduits au silence par des actes violents ?

Le sociologue Hervé le Bras, comme la Revue des Sciences humaines, ont étudié ce « paradoxe français », celui d’un pays qui va bien et de Français malheureux. Ils montrent que les Français n’ont pas conscience du « paradis » dans lequel ils vivent par rapport aux autres pays. Soit.

Mais peut-être ont-ils conscience de quelque chose qui va au delà des chiffres.

Cette génération pense être la dernière à vivre mieux que la précédente. Tous ces avantages, combien de temps encore ? Est-il encore vrai que les études, que le travail, paient ? La République récompense-t-elle l’effort ? L’Etat, celui qui fit la Nation, est-il si solide ?

Soit, la vie en France est plutôt aisée, par rapport aux autres. Mais si la France va bien, c’est aussi qu’elle n’est plus en danger. Rien ne la motive vraiment. Derrière l’accumulation des commémorations, la France exprime-t-elle encore une ambition nationale ? Un grand pays ne se définit pas par la taille, mais par ses ambitions. Les Français sont déçus de tout : de l’Etat, des medias, des syndicats, des partis, des politiques, même de la démocratie. C’est dire.

Peut-être sont-ils conscients de ce que la France, si bien dotée, gâche ses chances. A force de craintes. Les Français ont tort d’avoir peur du monde qui vient. Ils ont tort de croire que l’Etat, investi d’une autre politique, leur révélerait une voie nouvelle. Les Français sont plus novateurs que les gouvernements. Ils sont parmi les premiers à saisir les opportunités qu’offre le nouveau monde, celui de la civilisation du savoir. La France peut être la Hollande du XVIIIème : petit pays par le nombre parmi les grandes puissances, grand pays par l’audace, l’innovation, la culture. Elle en a les caractéristiques.

Quelle peine de voir les Français pessimistes et les politiques ignorer ce que les sociétés ouvertes, mobiles, permettent de fulgurances, d’aventures, qui profitent à tous.

Voilà de quoi se plaignent les Français : d’une société trop immobile, figée, bloquée. Il ne faut pas leur proposer le retour au passé, mais plus de mouvements, c’est à dire  de chances.

C’est pourquoi les Français de l’étranger sont aux avant postes. Ils ont chacun une histoire individuelle à raconter. Une preuve que le succès – qui n’est pas forcément monétaire- ne vient pas du confort, ni du ressassement des frustrations, mais de la découverte.

Le gouvernement voudrait rétablir un service national ? Il a tort. Il devrait donner la chance à tous les jeunes français, d’un « grand tour », un temps à l’étranger, comme le demandent les grandes écoles. Comment rendre heureux les malheureux ? « Heureux qui comme Ulysse /a fait un long voyage. »… Les Français ont le goût du monde, de là viendront les succès.

Laurent Dominati 

A. Ambassadeur de France
A. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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