La France a l’égalitarisme chevillé au corps, mâtiné d’individualisme, à moins que cela ne soit l’inverse. La fabrication du consensus relève de l’alchimie. Si l’intérêt général est une valeur cardinale encensée, il entre en compétition permanente avec la légion d’intérêts privés. Source de blocages et de tensions, la fragmentation de la société, thème popularisé en particulier par Jérôme Fourquet (L’Archipel français, 2019), n’est pas une nouveauté ; elle constitue un fil rouge de l’histoire du pays depuis plus de deux cents ans.
L’évolution de la composition de l’Assemblée nationale au fil des décennies en est une illustration parlante. Depuis juillet dernier, l’Assemblée compte 11 groupes parlementaires, un niveau sans précédent depuis la fin de la IIIe République. Toutefois, à l’exception de la période 1958-2017, marquée par la présence de 4 à 6 groupes parlementaires, elle en comporte généralement entre 6 et 12. La présence d’un grand nombre de partis en France sous les IIIe et IVe Républiques n’était pas sans lien avec le retard économique du pays et l’acuité des inégalités. Elle était l’expression, pour reprendre Raymond Aron, de son hétérogénéité sociale, les partis ne représentant que des fractions ciblées de l’opinion. Le monde rural s’opposait aux villes, les bourgeois aux ouvriers, les catholiques aux républicains laïques. La réduction du nombre de groupes parlementaires est intervenue avec l’émergence d’une large classe moyenne au cœur des Trente Glorieuses.
Un retour de la fragmentation de la vie politique française
L’augmentation du pouvoir d’achat, l’amélioration des conditions de vie, l’urbanisation du territoire, l’élévation du niveau de formation et la réduction de la taille des familles ont favorisé une convergence des opinions. La vie politique a alors été dominée par deux grands blocs, la droite et la gauche qui, avec l’alternance de 1981, cessent de vouloir remettre en cause le régime politique. Valéry Giscard d’Estaing a théorisé et porté, dans ses livres « Démocratie française » et « Deux Français sur trois », l’idée d’un groupe central partageant un grand nombre de valeurs et d’objectifs.
Le chômage de masse, la crainte du déclassement, la montée en puissance des grandes agglomérations, la désindustrialisation sont autant de facteurs ayant conduit, à partir de 2012, et surtout depuis 2017, à un retour de la fragmentation de la vie politique française. La succession de chocs – bonnets rouges, gilets jaunes, épidémie de Covid, guerre en Ukraine – a accéléré ce processus. La France est le pays d’Europe où la défiance est la plus généralisée.
Selon le baromètre annuel de la confiance politique, réalisé par l’institut OpinionWay pour le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), 76 % des personnes interrogées déclarent ne pas faire confiance au gouvernement, 74 % pensent la même chose de l’Assemblée nationale et 72 % de l’institution présidentielle. Ce jugement sans appel est la conséquence d’un système bloqué. Non pas sur le plan institutionnel, mais en raison du vote des électeurs.
La France est le pays d’Europe où la défiance est la plus généralisée.
Cette situation n’est pas nouvelle. En 1957, Raymond Aron déclarait : « Jamais un régime français, quel qu’il soit, depuis 1789, n’a été indiscuté, jamais il n’a été accepté par l’ensemble du pays ; chaque fois qu’une crise survient, quelle qu’en soit l’origine, le régime est remis en question. »
La multiplication des groupes parlementaires, symbole de la fragmentation de la société, n’est pas spécifique à la France. L’Allemagne connaît une évolution comparable, bien que moins marquée, avec 6 groupes parlementaires au Bundestag. Leur nombre atteint 15 aux Pays-Bas et 12 en Belgique. La particularité française réside dans la faiblesse des partis politiques. Ils comptent peu de militants et leurs fondements idéologiques sont relativement fragiles, à l’exception des partis communistes et d’extrême gauche. Le débat ne se déroule pas en leur sein, mais entre eux.
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les discussions et luttes d’influence ont lieu au sein des partis, ce qui limite les risques de désagrégation. Ces derniers survivent à leurs dirigeants, ce qui est rarement le cas en France.
Le système politique français restera fragile tant que les fissures qui fragilisent les classes moyennes ne seront pas résorbées.
Le morcellement de la vie politique rend difficile la mise en place de réformes structurelles qui exigent du temps et de la stabilité. Certains plaident pour un changement de scrutin et l’introduction de la proportionnelle afin de favoriser la formation de coalitions. Par le passé, une telle solution n’a guère porté ses fruits. Les partis dits marginaux disposaient alors d’un pouvoir bien supérieur à leur poids réel. Les coalitions sont, en outre, d’un maniement délicat en période de turbulences…
Le système politique français restera fragile tant que les fissures qui fragilisent les classes moyennes ne seront pas résorbées. La reconnaissance du travail en termes de revenus et de statuts est cruciale.
Aujourd’hui, de nombreux jeunes estiment que leurs diplômes ne servent à rien, que l’ascenseur social est en panne. Les difficultés d’accès au logement minent la société. En premier lieu pour ceux dont les familles ne possèdent ni patrimoine ni soutien financier. Il est devenu quasiment impossible de se loger à Paris sans l’aide des parents en dehors des logements sociaux. Les grandes agglomérations accentuent le déclassement : les moins aisés sont contraints de rester en périphérie. L’accès à l’éducation et à la santé est à géométrie variable, selon les revenus et le lieu de résidence. L’insécurité, qui touche principalement les populations les plus vulnérables, est également un facteur de désagrégation sociale. La résolution de ces problèmes économiques et sociaux conditionne la survie du régime politique et l’avenir du pays.
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