Depuis le début de l’année, la capitalisation boursière du groupe allemand Rheinmetall est passée de 27 à 80 milliards d’euros, soit 90 fois son bénéfice net annuel, le rapprochant de l’américain Lockheed Martin. Les valeurs des autres grands industriels européens de la défense, BAE Systems au Royaume-Uni, Thales en France, Leonardo en Italie, ont fortement augmenté avec les annonces de réarmement réalisées par les différents États européens, inquiètes de la menace russe et des déclarations à l’emporte-pièce du président américain. En 2025, les États européens consacreront environ 180 milliards de dollars à leurs équipements militaires, soit plus du double du niveau de 2021. Cette tendance devrait encore s’amplifier, les membres de l’OTAN ayant convenu, en juin dernier, de relever leur objectif de dépenses de défense de 2 % à 3,5 % du PIB d’ici dix ans, auxquels s’ajouterait 1,5 point de PIB supplémentaire pour les infrastructures et services connexes.
À travers cet effort accru de défense, les dirigeants européens espèrent revitaliser une industrie de l’armement affaiblie par des décennies de sous-investissement. Le vieux continent reste dépendant du matériel américain. Entre février 2022 et septembre 2024, un tiers des achats d’équipements militaires européens provenait des États-Unis, selon l’International Institute for Strategic Studies (IISS).
Selon le Livre blanc Readiness 2030, publié en mars dernier par la Commission européenne, les industriels du continent ne sont pas actuellement en mesure de produire les systèmes et équipements de défense dans les volumes et délais exigés par les gouvernements. Présenté le 16 octobre dernier, le plan de suivi Preserving Peace fixe les priorités de défense pour les cinq prochaines années, mais la montée en puissance s’annonce difficile en raison de la fragmentation du secteur, de la lenteur des procédures de commande et du nombre insuffisant d’acteurs européens.
Division européenne
La fragmentation reste le premier handicap pour la défense européenne. Les industriels demeurent de taille modeste comparés à leurs homologues américains, en grande partie parce que les gouvernements privilégient leurs champions nationaux et sont réticents à mettre en œuvre de véritables coopérations européennes. Rheinmetall n’a réalisé que 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024, soit six fois moins que Lockheed Martin. Le projet d’avion du futur (Future Combat Air System – FCAS) donne lieu à une bataille franco-allemande avec un risque de production de deux avions concurrents et des surcoûts importants.
Cette dispersion limite la capacité à rivaliser dans les technologies de pointe. Les dépenses européennes de recherche et développement militaires se sont élevées à 13 milliards d’euros en 2024, contre 148 milliards de dollars aux États-Unis, selon l’Institut Kiel. Les fournisseurs locaux répondent à la demande en obus d’artillerie, canons et véhicules blindés, mais la conception et la fabrication d’équipements avancés, artillerie à roquettes, missiles longue portée, systèmes de défense aérienne, demeurent « tout au plus limités, sinon inexistantes », observe l’Institut.
Lenteur et inertie bureaucratique
Les regroupements, se réalisent lentement avec, à la clef, des rendements d’échelle. En septembre, Rheinmetall a annoncé le rachat du constructeur naval Lürssen. Les fusions dans la défense européenne ont atteint 2,3 milliards de dollars au premier semestre 2025, soit une hausse d’un tiers par rapport à 2024. Les gouvernements, jaloux de leur souveraineté industrielle, restent réticents à céder le contrôle de sociétés jugées stratégiques. La constitution de groupes européens est difficile.
Les industriels hésitent à investir sur la base de promesses politiques, car les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Faute de commandes fermes, les grands groupes ne peuvent inciter leurs sous-traitants à augmenter leurs capacités.
Pour les systèmes d’armes les plus sophistiqués, la longueur des cycles de développement rend le matériel américain souvent plus disponible et meilleur marché, au moins pour plusieurs années encore.
Défi technologique
L’Europe doit également relever un défi technologique. Le conflit en Ukraine a démontré le rôle décisif des drones sur le champ de bataille et des satellites dans le renseignement. Elle doit disposer d’entreprises innovantes comparables aux start-up américaines de la défense, telles qu’Anduril (drones) ou SpaceX (réseau Starlink). Or, les marchés financiers européens, moins profonds et liquides que ceux des États-Unis, rendent difficile la levée de capitaux pour ces nouveaux entrants.
L’Europe compte néanmoins déjà trois « licornes » de la défense, les allemandes Helsing et Quantum Systems, et la portugaise Tekever, toutes spécialisées dans les drones. Le regain d’intérêt des investisseurs pourrait changer la donne. Longtemps perçu comme un secteur peu éthique, l’armement retrouve une forme de légitimité dans un monde plus incertain.
L’Europe réarme, mais sans véritable unité stratégique ni capacité de production intégrée. Chaque État reste prisonnier de ses habitudes, de ses procédures et de ses champions nationaux. La guerre en Ukraine a pourtant rappelé que la défense ne peut plus être une affaire strictement nationale : elle suppose une base industrielle commune, des chaînes d’approvisionnement sécurisées et des standards techniques partagés.
Le réveil militaire du continent pourrait n’être qu’un sursaut budgétaire si la volonté politique ne suit pas. Tant que le « Buy European » ne s’imposera pas comme principe cardinal, les milliards dépensés nourriront autant l’économie américaine que la sécurité du continent. Entre les promesses de réarmement et la réalité industrielle, l’Europe joue une partie décisive : celle de sa souveraineté technologique et stratégique.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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