Europe : le grand déni

Europe : le grand déni

Pour les Européens, les Américains sont tout à la fois les libérateurs de 1944, les garants de la reconstruction avec le Plan Marshall et les protecteurs en dernier ressort, comme ils le furent face à l’URSS durant la guerre froide. La phrase prononcée à Berlin le 26 juin 1963 par John Fitzgerald Kennedy, « Ich bin ein Berliner », résonne encore dans les oreilles de nombreux Européens. En résumé, les Américains sont nos amis. Comme dans toute relation, en 80 ans, des tensions et des soubresauts – la crise de Suez en 1956, le retrait partiel de la France de l’OTAN en 1966, la fin de la convertibilité du dollar en 1971, la guerre en Irak en 2003 – sont survenus mais sans jamais altérer profondément l’amitié et la solidarité entre alliés. De Brest à Varsovie, d’Helsinki à La Valette, les États-Unis symbolisent la démocratie, la liberté et un mode de vie.

En 2016, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis fut un choc d’autant plus violent qu’elle n’avait pas été anticipée. Mais la vie reprit rapidement son cours, normal ou presque. Faute de majorité totalement acquise à sa cause, les déclarations du président américain restèrent en grande partie lettre morte. Huit ans plus tard, son retour à la Maison-Blanche, s’il ne constitue pas une réelle surprise, semble tétaniser l’Europe entière.

L’Europe découvre qu’elle figure sur la liste noire du président américain.

En dehors de tous les canons des cénacles diplomatiques, le nouveau président s’est interrogé sur une possible annexion du canal de Panama, du Canada et du Groenland. Dans la foulée de son investiture, il a acté le retrait des États-Unis des Accords de Paris sur le climat et de l’Organisation mondiale de la santé. Il a également lancé une guerre commerciale mondiale d’ampleur sur fond de relèvement des droits de douane, instaurant un rapport de force avec ses principaux partenaires économiques.

Les États-Unis, première puissance économique et militaire, entendent ainsi tirer profit de leur statut pour imposer leurs règles au reste du monde. Le multilatéralisme est ainsi rejeté au profit d’un bilatéralisme brutal. L’Europe découvre qu’elle figure sur la liste noire du président américain. Les Européens sont accusés de ne pas importer suffisamment de produits américains pour réduire leur excédent commercial. Mais également de reporter le coût de leur défense sur les États-Unis et d’imposer leurs normes au nom de la protection de l’environnement.

Face au nouveau paradigme imposé par les Etats-Unis, les Européens éprouvent les pires difficultés à reconsidérer leurs relations avec ces derniers. Une part de déni subsiste : nul ne veut rompre 80 ans d’histoire commune. Dans les faits, la politique internationale de Donald Trump est moins disruptive qu’elle n’y paraît. Elle s’inscrit dans une évolution amorcée depuis une vingtaine d’années. Barack Obama avait déjà effectué « un pivot stratégique » vers le Pacifique. Il estimait que les intérêts des États-Unis se jouaient moins en Europe qu’en Asie. Il avait exhorté les Européens à renforcer leur effort de défense. Joe Biden, de son côté, n’est pas revenu sur bon nombre de mesures protectionnistes instaurées par Donald Trump lors de son premier mandat.

L’affaiblissement de l’édifice communautaire est un objectif partagé par Washington et Moscou.  

Les États-Unis ont une vision impériale du monde. Ils veulent concentrer leurs relations sur des puissances d’un rang équivalent : la Chine, qui nourrit une ambition hégémonique, et la Russie, qui reste une puissance nucléaire de premier ordre. L’Union européenne, en revanche, est jugée faible, divisée, et engluée dans une stagnation économique prolongée. L’affaiblissement de l’édifice communautaire est un objectif partagé par Washington et Moscou.

@Freepik
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Durant les deux prochaines années, Donald Trump disposera d’un pouvoir considérable pour infléchir durablement la politique américaine. Les gouvernements européens continuent néanmoins à croire que les États-Unis restent leurs amis. Par déni, ils n’imaginent pas que la confrontation puisse s’installer dans la durée. Laisser passer l’orage en espérant un temps plus clément. Ne pas accentuer l’ire du maître de la Maison Blanche en s’opposant d’emblée à ses propos.

Pour les Européens, les problèmes priment sur les solutions. Toute remise en cause est vécue comme un renoncement.

La prudence et de la patience ne suffisent pas à définir une ligne politique. 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le temps de l’émancipation a sans nul doute sonné. Les habitudes étant tenaces, cette évolution n’est pas facile à imaginer car bien souvent, pour les Européens, les problèmes priment sur les solutions. Toute remise en cause est vécue comme un renoncement. La France n’entend pas faire évoluer sa stratégie nucléaire ou abandonner, au profit de l’Union Européenne, son siège à l’ONU. Les Allemands récusent toute idée de mutualisation budgétaire de peur de financer des États impécunieux. Le Royaume-Uni a opté pour un splendide isolement tout en considérant aujourd’hui que c’était une erreur funeste. À l’Est de l’Europe, plusieurs pays préfèrent regarder vers Moscou, se considérant méprisés par les capitales de l’Ouest du continent.

Depuis la monnaie unique et l’élargissement, l’Union européenne se fossilise face aux menaces extérieures. La redécouverte du caractère tragique de l’Histoire impose aux Européens de se projeter vers un nouvel horizon. En 1957, après l’acier et le charbon, l’Europe s’est consacrée à l’agriculture, aux échanges commerciaux et à l’atome. En 2025, le temps serait à l’intelligence artificielle ou à l’informatique quantique. Mais aussi à l’énergie renouvelable, à la finance avec un grand marché unifié des capitaux, et à la défense.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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