Quand les actions baissent, les rendements obligataires se contractent et le dollar monte : telle était la loi des marchés avant le 2 avril 2025. Cette relation fiable entre les sociétés américaines cotées, les obligations d’État et la valeur de la monnaie a été respectée pendant la majeure partie de l’histoire financière moderne. En 2008, en 2020 comme en 2022, le dollar a joué son rôle traditionnel de valeur refuge en s’appréciant.
Depuis quelques semaines, les investisseurs évitent les bons du Trésor. Les rendements des obligations d’État américaines à dix ans sont ainsi passés de 4,2 % à 4,5 % au cours du mois dernier. Parallèlement, le dollar a perdu plus de 9 % face à un panier d’autres devises depuis la mi-janvier. Les investisseurs internationaux, qui depuis des années privilégiaient les États-Unis, deviennent soupçonneux. Or, l’Oncle Sam a besoin d’eux.
Le billet vert est la clef de voûte du système économique mondial et la manifestation la plus concrète de l’impérialisme américain.
Au 3 avril 2025, la dette publique totale des États-Unis s’élevait à plus de 36 220 milliards de dollars. La dette détenue par le public représente 28 960 milliards de dollars. Soit environ 80 % du total, le solde prenant la forme d’une dette intragouvernementale. Les investisseurs étrangers détiennent une part significative de la dette publique américaine. Le Japon détient ainsi 1 103,5 milliards de dollars de titres souverains américains, la Chine 834,1 milliards, le Royaume-Uni 670,0 milliards, le Luxembourg 330,1 milliards, et le Canada 329,0 milliards. La Réserve fédérale des États-Unis détient environ 4 800 milliards de dollars en titres du Trésor. Ce qui représente environ 14 % de la dette détenue par le public. Les agences fédérales, tel le fonds fiduciaire de la sécurité sociale, détiennent environ 7 100 milliards de dollars en titres du Trésor, représentant la dette intra-gouvernementale.
Le dollar peut-il être détrôné et perdre son statut de monnaie dominante ? Cent fois imaginé, rêvé, ce scénario relevait jusqu’ici du fantasme. Le poids économique des États-Unis, leur puissance militaire, leurs marchés profonds et rentables, leur ouverture aux flux de capitaux et la fiabilité de l’État de droit étaient autant d’atouts pour faire du dollar la monnaie de référence mondiale.
Depuis huit décennies, la monnaie américaine est le pilier du commerce et de la finance. Environ la moitié des prêts transfrontaliers sont libellés en dollars. Et cette monnaie intervient dans 88 % des transactions de change. Le billet vert est la clef de voûte du système économique mondial et la manifestation la plus concrète de l’impérialisme américain.
Au sein de l’administration républicaine, le souhait d’un dollar moins internationalisé est partagé par de nombreux responsables. Quand il était sénateur, J.D. Vance, aujourd’hui vice-président, soulignait que l’accumulation de titres américains par des étrangers avait artificiellement augmenté sa valeur, portant préjudice à l’industrie nationale.
En novembre, Stephen Miran, aujourd’hui à la tête du Conseil des conseillers économiques de la Maison-Blanche, a publié une note suggérant que le Président pourrait taxer unilatéralement les bons du Trésor détenus en réserves à l’étranger. Le but étant de dissuader les investisseurs de les acheter. Ces positions incitent les investisseurs à réduire leur exposition au dollar. Ils ont commencé à le faire avant même le retour de Donald Trump au pouvoir, jugeant la situation américaine plus instable qu’auparavant en raison de la fragmentation du pays et de la forte progression de la dette publique.
La part du dollar dans les réserves mondiales est passée de 73 % en 2001 à 58 % aujourd’hui.
La part du dollar dans les réserves mondiales est passée de 73 % en 2001 à 58 % aujourd’hui. Au cours de la même période, la part de diverses devises – dollars australien et canadien, couronne suédoise, franc suisse – a augmenté. Les banques centrales ont également diversifié leurs réserves. Elles ont acheté plus de 1 000 tonnes d’or par an au cours des trois dernières années. Soit une augmentation de plus de 140 % par rapport aux trois années précédentes.
La part du dollar pourrait perdre dix points au cours de la prochaine décennie. Cette prévision ne prend pas en compte l’éventuelle conséquence d’une entrée en vigueur des monnaies digitales de banque centrale qui pourraient rebattre les cartes en façonnant un nouveau système monétaire international.
La part du dollar pourrait perdre dix points au cours de la prochaine décennie.
Ces dix dernières années, la demande internationale d’actifs en dollars émanait surtout des fonds de pension et des compagnies d’assurance-vie, notamment en Asie. Ces derniers détiennent souvent des investissements de plusieurs centaines de milliards de dollars, gérés par des comités qui se réunissent peu fréquemment, ce qui limite les changements brusques de stratégie. Malgré cet effet d’amortissement, leur enthousiasme pour les États-Unis diminue.
Beaucoup d’investisseurs internationaux s’inquiètent de la fin de l’exception économique américaine et de la fin d’un cycle économique porté par les technologies. Longtemps, l’imposant déficit public américain était perçu comme une source de placements attractifs. Ce déficit, qui a atteint 7 % du PIB en 2024, ne devrait pas se réduire dans les prochaines années. Le 10 avril dernier, la Chambre des représentants a approuvé le projet de budget du Sénat, susceptible d’alourdir les déficits de 5 800 milliards de dollars d’ici à 2035, selon le Committee for a Responsible Federal Budget. Ce montant dépasse celui du premier mandat de Donald Trump. Mais également celui lié à la pandémie de Covid-19 et aux plans de relance et d’infrastructures de Joe Biden.
Les doutes vis-à-vis du dollar se multiplient, mais le billet vert reste incontournable. Les alternatives sont limitées. Le dollar n’a pas de successeur évident. Après la Seconde Guerre mondiale, la paupérisation de la Grande-Bretagne empêchait la livre sterling de conserver son statut mondial. Le dollar s’était alors imposé naturellement. Aujourd’hui, aucune devise ne semble en mesure de s’y substituer.
Les marchés européens de la dette d’entreprise sont de petite taille. La dette allemande, considérée comme la plus sûre, s’élève à environ 3 000 milliards de dollars. Soit un douzième du total américain.
L’interventionnisme du Parti communiste chinois constitue un risque plus grave que Trump.
Le yuan pourrait-il gravir les échelons de la hiérarchie monétaire ? L’économie chinoise est assez puissante, mais les progrès en matière d’internationalisation de sa monnaie restent timides. Le yuan représente un peu plus de 2 % des réserves mondiales – un chiffre en baisse depuis quatre ans. Pékin ne souhaite pas assouplir ses contrôles des capitaux. L’interventionnisme du Parti communiste chinois constitue un risque plus grave, aux yeux des investisseurs, que les politiques menées par Donald Trump. La Chine préfère renforcer son système financier. La Banque populaire de Chine a multiplié les lignes de swap avec des banques centrales étrangères. Elle a aussi mis en place sa propre plateforme de paiements internationaux pour réduire sa dépendance au système SWIFT.
Ces innovations ne permettent pas encore au yuan de concurrencer sérieusement le dollar. Mais elles pourraient limiter l’influence du billet vert, en offrant une alternative aux pays exclus de la finance occidentale.
Pékin fonde ses espoirs sur une future monnaie digitale de banque centrale, basée sur la blockchain, permettant de contourner le dollar de façon transparente. Ce système pourrait voir le jour d’ici la fin de la décennie.
Un trône contesté ?
Pour l’heure, le dollar demeure l’alpha et l’oméga du système monétaire international, mais son magistère n’est plus incontesté. Plutôt qu’un effondrement, on pressent un lent reflux de l’absolu vers le relatif. Comme un passage de l’unipolarité monétaire à une polyarchie hésitante. Par touches successives, le désenchantement progressif des investisseurs, les fractures internes américaines, l’activisme monétaire de puissances émergentes et l’essor des technologies financières souveraines — notamment les monnaies digitales de banque centrale — recomposent, les contours d’un nouvel ordre monétaire encore indécis.
Ce changement de paradigme, s’il s’accentue, redéfinira non seulement les équilibres financiers mais aussi les leviers géopolitiques du XXIe siècle. À l’heure où l’économie mondiale vacille entre fragmentation et recomposition, le dollar continue de régner. Mais son trône est moins assuré que dans le passé.
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