Y aurait-il trop de diplômés aux États-Unis comme en Europe ? L’économie serait-elle incapable de créer des emplois en phase avec les attentes des diplômés, ce qui générerait d’importantes frustrations ? Plusieurs secteurs, qui pendant des années embauchaient de nombreux diplômés, les licencient. Les grandes entreprises de la technologie réduisent leurs effectifs. Les banques, appelées à réduire le nombre de guichets devenus en partie inutiles avec les applications en ligne, sont contraintes de diminuer la voilure en emplois. Les administrations publiques, après avoir fortement recruté ces trente dernières années, sont invitées à faire preuve de frugalité. L’intelligence artificielle pourrait rebattre les cartes en automatisant des métiers aujourd’hui prisés par les diplômés, comme ceux des avocats ou des journalistes. Dans l’ensemble des pays occidentaux, les jeunes diplômés perdent leur position dominante. Les données sur l’emploi confirment cette tendance.
Le diplôme, fin du sésame pour l’emploi
Matthew Martin, économiste à Oxford Economics, a observé la situation des Américains âgés de 22 à 27 ans titulaires au minimum d’un diplôme universitaire. En 2025, pour la première fois, leur taux de chômage dépasse la moyenne nationale. Cette progression s’explique principalement par les jeunes qui cherchent un premier emploi. Dans l’Union européenne, le taux de chômage des jeunes ayant suivi un enseignement supérieur se rapproche dangereusement de celui de l’ensemble de leur tranche d’âge. Il en est de même au Royaume-Uni, au Canada et au Japon. Même les diplômés des écoles les plus prestigieuses, comme les MBA de Stanford, sont concernés. En 2024, seuls 80 % d’entre eux avaient trouvé un emploi trois mois après la remise de diplôme, contre 91 % en 2021. En France, le taux de chômage des jeunes diplômés, qui a été longtemps faible, est de 10 % pour les BAC + 3.
Le diplôme ne paie plus Le « premium salarial » associé à l’université — cet écart de revenus entre diplômés et non-diplômés — était en constante augmentation. Or, depuis la crise sanitaire de 2020, cet écart se contracte. Selon les données de la Réserve fédérale de New York, un diplômé américain moyen gagnait en 2015 environ 69 % de plus qu’un titulaire du baccalauréat. En 2024, cet écart est tombé à 50 %. Les jeunes diplômés sont de moins en moins satisfaits de leur travail. La probabilité pour un diplômé de se dire « très satisfait » de son emploi par rapport à un non-diplômé est en réduction depuis la fin des années 1990.
La montée de l’insatisfaction des diplômés est une source de tension au sein des sociétés. Selon le scientifique Peter Turchin, de l’université du Connecticut, la production d’un grand nombre de diplômés est une des causes de la montée des troubles politiques. Une part croissante de ces diplômés estime que les postes de direction publique et privée sont monopolisés par une « élite » dont ils devraient faire légitimement partie mais dont ils sont exclus de fait. Ce phénomène n’est pas nouveau. Il est un des moteurs des révolutions, que ce soit, en France, celle de 1789 ou de 1848.
La nouvelle structuration de l’économie à l’origine du déclassement des diplômés
Le déclassement des diplômés est lié à la massification de l’enseignement supérieur. Avec l’accession d’un large public dans les universités, la valeur du diplôme s’est diluée. Les employeurs accordent moins de crédit qu’autrefois au diplôme. Une étude récente menée par Susan Carlson (Pittsburg State University) montre qu’aux États-Unis, un nombre inquiétant d’étudiants en lettres peinent à comprendre Dickens. En France, de nombreux rapports ont souligné la baisse du niveau des élèves en lecture ou en mathématiques.
Cette question de niveau ne saurait expliquer la totalité du déclassement. Globalement, les établissements d’enseignement supérieur forment convenablement leurs étudiants. Ceux de Stanford, d’Oxford, de Cambridge, de Polytechnique ou de Sciences Po ont accès à des formations de haut niveau qui demeurent enviées par le monde entier. Le déclassement serait la conséquence d’une modification de la structure des emplois proposés.
Selon Leila Bengali, de la Fed de San Francisco, le recul de la prime dont bénéficiaient les diplômés en termes de salaire résulte du progrès technique qui, jadis, leur était favorable et qui, aujourd’hui, se retournerait contre eux. De plus en plus de tâches autrefois réservées aux diplômés peuvent désormais être réalisées par des non diplômés. La maîtrise d’un ordinateur ne suppose plus la détention d’un diplôme. Plus de 80 % de la population dans les pays occidentaux possède un smartphone et utilise au quotidien des applications.
Ces dernières années, les entreprises ont réduit les hiérarchies avec des organisations plus horizontales nécessitant un nombre réduit de diplômés. Dans presque tous les secteurs, les exigences académiques baissent. Le site d’offres d’emploi Indeed note que les services professionnels et aux entreprises, aux États-Unis, emploient davantage de non-diplômés qu’il y a quinze ans. En Europe, le nombre de jeunes de 15 à 24 ans employés dans la finance ou l’assurance a chuté de 16 % entre 2009 et 2024. Aux États-Unis, le nombre d’emplois juridiques stagne depuis 2006. Au Royaume-Uni, les carrières en banque ou en droit attirent moins. Depuis 2016, le nombre de diplômés de moins de 30 ans dans ces secteurs a reculé de 10 %.
Avec la baisse des besoins en diplômés, un nombre croissant d’entre eux occupe un poste ne correspondant pas à leur niveau de qualification. En France, cela concernerait plus du tiers des diplômés, ce qui alimente rancœur et frustration.
Vers une crise des vocations ?
L’enseignement supérieur attire moins que par le passé. Les jeunes se rendent compte que le diplôme n’est pas une panacée pour réussir leur vie. Passer de longues années à étudier pour obtenir un poste subalterne, sans avenir, avec un salaire moyen à faible potentiel de progression, ne suscite guère l’adhésion. Les métiers manuels comme la plomberie, l’électricité, la menuiserie offrent des carrières plus attractives que par le passé. Les rémunérations des vedettes du sport professionnel ou du rap conduisent également des jeunes à se détourner du monde de l’enseignement supérieur. Aux États-Unis, entre 2013 et 2022, les inscriptions dans les programmes de licence ont baissé de 5 %, selon l’OCDE. En France, les classes préparatoires aux grandes écoles sont confrontées à des problèmes de recrutement.
Néanmoins, en moyenne, dans l’OCDE, les effectifs d’étudiants continuent à augmenter. Ils sont passés de 28 à 31 millions entre 2012 et 2022. En France la progression est de 36 %, en Irlande, elle est de 45 %. La question de l’intérêt économique des formations se pose néanmoins. Certains diplômes sont parfois déconnectés des besoins, incitant les jeunes à s’égarer dans des études sans débouchés.
En dehors du monde anglo-saxon, la part des étudiants en lettres, sciences humaines ou journalisme progresse contre toute logique, au vu de l’évolution du marché de l’emploi dans ces secteurs. L’expansion de l’enseignement supérieur, longtemps perçue comme un moteur d’ascension sociale et de croissance économique, semble aujourd’hui confrontée à une crise de finalité. L’accumulation de diplômés ne garantit plus ni l’emploi ni la reconnaissance sociale. Le déclassement rampant, les frustrations croissantes et la dévalorisation des savoirs académiques posent la question d’un rééquilibrage structurel entre qualifications et besoins réels de l’économie, entre excellence académique et utilité sociale, entre aspirations individuelles et débouchés collectifs.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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