Ces morts qui nous gouvernent.

Ces morts qui nous gouvernent.

Jamais disparu, déjà momifié, le pouvoir est gouverné par l’ombre portée des morts. « Redonner à la Russie son empire », « restaurer la Chine au centre du monde », « retrouver la grande l’Amérique », l’avenir serait de revenir à la gloire passée. Quel manque d’ambition. Ceux qui gouvernent ont dans la tête les morts qui les précèdent. Hélas, les peuples aussi. S’invente une nation originelle, des héros sanglants, des dignités suspectes. Les automatismes tiennent lieu de réflexion : postures. Les uns défendent les opprimés, les autres l’identité, grilles de lecture vieillottes. Ce sont des morts qui nous gouvernent. Et c’est idiot.

Même criminel. Car la mort devient le signe du pouvoir, celui de l’anonyme comme du dirigeant : assassiner un propagandiste en Utah, pendre des opposants à Téhéran, tuer des milliers d’abandonnés à Gaza, en Ukraine, au Soudan, au Sahel, en Birmanie ; prendre ou garder le pouvoir légitimerait tout assassinat, toute exécution. Conserver le pouvoir serait en soi un but légitime, à obtenir par n’importe quel artifice, magie, drogue, poison, mouvement de foule, « oblitération ». Bolsonaro a manqué d’audace dans son simili coup d’État : Pas même un coup de feu. Les militaires et révolutionnaires brésiliens, argentins, chinois, n’avaient pas tant de pudeurs. Sans doute manque la foi, ou l’idéologie, qui justifie tout. Reste le mantra, prière menaçante, l’ombre portée des morts.

De quoi parlent Poutine, Xi Jinping et Kim Jung Un, quand ils sont ensemble ? D’immortalité.

De quoi parlent Poutine, Xi Jinping et Kim Jung Un, quand ils sont ensemble ? D’immortalité, révèle un micro ouvert par erreur lors du « défilé militaire de la victoire »[1]. Dans leur salon, les Romains gardaient les masques de leurs aïeux, les Chinois entretenaient l’autel des ancêtres. Les premiers sédentaires néolithiques bâtissaient leur maison sur une sépulture, pilier d’un lignage dynastique, manie que reproduisent les Bhutto, Bush, Nehru, Assad, Kim, les dynasties peuvent être démocratiques. Le pouvoir aimerait s’enraciner dans la nuit des temps. Serait-il patriarcal par nature, par l’automatisme de la psychologie humaine ? Ou le fait-il croire pour s’imposer plus facilement ? Souvent, les enfants aiment les parents, et intègrent naturellement leur autorité. Le pouvoir copie cette nature, tout tyran se grime en PPP : « Petit père des peuples ».

L’avenir tue avant que le passé ne s’installe.

Parfois, l’avenir tue avant que le passé ne s’installe : Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Bouteflika furent chassés par la crainte de voir leurs héritiers leur succéder. Le passé ne protège pas de l’avenir. Pour les immortels dirigeants, chaque matin un inconnu brandit la menace de la déchéance, un cauchemar dès l’éveil.  

À défaut de marquer l’histoire, poser quelques griffes sur l’éternel, pyramides, arcs de triomphe, mausolées, monuments et villes nouvelles. Il y a un réflexe de peur puérile à chercher l’immortalité dans des pierres érigées à la gloire de soi. Ceux qui ont modifié la perception du monde n’ont pas laissé de trace visible. Où est enterré Mozart ? Einstein n’a pas de tombe. Comme Socrate, Homère, Shakespeare, Lao-Tseu, Siddhartha. Seul Confucius est enterré dans un cimetière familial qui regroupe…cent mille descendants. Suspect.

On comprend la peur de la mort exprimée par les Poutine et Xi Jinping, cela les rend humain. Qin Shi, l’unificateur de la Chine, enterra son armée d’argile dans son tombeau gigantesque et secret. Auguste bâtit le sien en pleine Rome, les vaches y broutaient. Aucun n’eut de lignée. Seul l’Empereur Jaune, devenu immortel dès le troisième millénaire, perdure : il est reconnu, depuis 1985, par le Département de la propagande du Parti Communiste comme l’ancêtre de tous les Chinois. On comprend mieux la question tibétaine et les camps de rééducation des Ouïgours.

Mausolée de l'Empereur Qin ©AFP
Mausolée de l'Empereur Qin ©AFP

La peur de la mort, tout le monde la comprend. Ce que l’on voit moins est la peur des morts.

Les morts glorifiés servent de gardiens, non au prince, mais aux peuples. Hongwu, fondateur des Ming, faisait empailler les juges qu’il avait fait exécuter et les installait dans le bureau de leurs successeurs. Tout pouvoir est par nature conservateur. Tout peuple se méfie, à raison, du pouvoir. Ceux qui persuadent le mieux en son nom se conjuguent au passé, en gloire, sur les places, ou empaillés.

La peur de la mort, tout le monde la comprend. Ce que l’on voit moins est la peur des morts. Ce sont eux qui empêcheraient de penser et d’agir librement. Ceux du passé, ceux de demain. Soit, aucune cité n’est fondée sur de l’air. Toute communauté politique est fondée sur la fabrique de l’histoire, qui mythifie et déforme les réalités. Se forge la tradition, qui filtre et conserve les accords les plus consensuels, sinon les meilleurs, de la communauté politique. La lente construction du droit en est la preuve. À rebours, le caractère temporaire du pouvoir reste la clé du mouvement et de la liberté. C’est donc bien la mort du Prince qui laisse espérer.  « Seul Dieu est grand ! » proclame lâchement Bossuet à l’oraison funèbre de Louis XIV, avant que le Parlement de Paris ne casse le testament du roi au soleil défunt.

La tradition, ce peut être le changement.

La tradition, ce peut être le changement. « En avant ! C’est le mot du Progrès ; c’est aussi le cri de l’Art. Tout le verbe de la Poésie est là. Ite »[2], écrit Hugo à Baudelaire. La possibilité de l’inconnu ouvre les portes. « Laisser les morts enterrer les morts », ne pas laisser la mort d’installer au milieu des vivants, comme raison, excuse, instrument du pouvoir ou de la vie, parce qu’alors elle fait de la Cité son royaume.

C’est ce veulent les « grands » dirigeants qui se croient appelés par l’histoire et gagnés par l’immortalité. Cela étonne peu de la part des dictatures, c’est un danger justement mortel, pour les démocraties. C’est pour cela que les Étals ne doivent pas avoir le droit de tuer, même des assassins. L’ennemi de la démocratie, c’est la menace de mort comme mode de règlement du conflit. Pour le reste : « Et quant aux persécutions, ce sont des grandeurs. — Courage ! »[3]

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France 

a.Député de Paris 

Laurent Dominati

[1] Poutine : « Les organes humains peuvent être transplantés de manière continue. Plus vous vivez longtemps, plus vous rajeunissez, et même atteindre l’immortalité. » Xi Jinping : « Certains prédisent qu’au cours de ce siècle, les humains pourraient vivre jusqu’à 150 ans. »

[2] Lettre à Baudelaire, 6 octobre 1859 . https://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9ophile_Gautier_(Baudelaire)

[3] Idem.

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