Alors que le principe d’un Plan industriel vert européen (« Green Deal Industrial Plan ») a été acté lors du Conseil européen la semaine dernière, un débat s’ouvre autour d’une préférence européenne dans les marchés publics. Le « Buy European Act« , une nouvelle forme de protectionnisme vert qui est loin de faire l’unanimité.
« C’est un levier de transformation déterminant », le début d’un « protectionnisme vert européen » : les mots du sénateur Jacques Fernique à la tribune du Sénat mercredi (8 février) ne manquent pas de panache pour parler d’un « Buy European Act ».
Sa prise de parole s’inscrit dans un débat en séance publique, intitulé « quelle réponse européenne aux récentes mesures protectionnistes américaines ? » et qui ancre dans le débat français la question de la défense industrielle européenne.
Fait assez rare pour être noté, M. Fernique, écologiste, emboîtait le pas au président français Emmanuel Macron et son ministre de l’Économie Bruno Le Maire, tous deux en faveur d’une telle mesure.
« L’Europe ne peut pas être le seul endroit où il n’y a pas de ‘Buy European Act’ », estimait M. Macron en novembre 2022.
Pourtant, bien malin celui qui saura définir les contours de cette législation. Pour certains, il est avant tout question de revoir les règles relatives aux marchés publics européens pour créer une « préférence européenne ».
Pour d’autres, il faut copier les États-Unis en imposant, comme nos rivaux outre-Atlantique le font dans l’Inflation Reduction Act (IRA), des clauses de « contenu local » (« local content rules »), qui conditionnerait tout octroi d’aides d’Etats et de crédits d’impôts à une obligation de rapatrier une partie de la production sur le sol européen – au risque de déroger aux principes de l’Organisme mondial du commerce (OMC).
L’impératif de la « préférence européenne »
Assouplissement et simplification des aides d’État, fonds de souveraineté européenne, politique commerciale offensive… Dès le 1er février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lançait un Plan industriel vert européen pour répondre aux effets les plus pervers de l’IRA – un plan d’investissement américain de 430 milliards de dollars prévoyant de distribuer des subventions aux industries vertes telles que les fabricants de batteries pour voitures électriques et de panneaux solaires.
Mme von der Leyen a un plan : celui de « faire de l’Europe le foyer des technologies propres et de l’innovation industrielle sur la voie de la neutralité carbone », arguait-elle lors d’un discours au Forum économique de Davos, le 17 janvier.
Si ce Plan vert industriel a été largement approuvé par les chefs d’États lors du Conseil européen des 9-10 février, certains estiment que la Commission ne va pas assez loin, et une révision des règles relatives aux marchés publics s’impose.
Selon M. Fernique, un « Buy European Act » serait plus adéquat pour favoriser les produits européens. « Les critères qualitatifs et environnementaux européens doivent être pris en compte dans le cahier des charges » explique-t-il à EURACTIV.
Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne Renew (centre) en pointe sur ces sujets, est claire dans sa réponse aux questions d’EURACTIV : « Lorsqu’il y a des fonds européens investis, nous devrions acheter européen en priorité ».
Une proposition de résolution au Parlement européen, dont doivent débattre les députés européens mercredi (15 février), soutient quant à elle une stratégie « Made in Europe », dont bénéficieraient tous les pays membres équitablement : « la réaction de l’Union aux régimes de soutien à l’innovation mis en place par les pays tiers devrait être efficace, proportionnée, ciblée […] et protéger les fondements du marché intérieur de l’Union », lit-on dans la résolution.
Du côté du monde de l’entreprise, quinze associations de start-ups, France Digitale en tête de file, publiaient la semaine dernière une note pour appeler à une révision des règles européennes relatives aux marchés publics. Créer un terrain fertile pour l’innovation technologique et écologique dans la commande publique est impératif : « l’innovation doit être analysée par le prisme de la valeur ajoutée à l’économie européenne » et les règles existantes ne vont pas assez loin en la matière, selon France Digitale.
« Contre toute la génétique de la Commission »
Mais cette « préférence européenne » n’est pas du goût de tous.
« C’est contre toute la génétique de la Commission » affirme Michel Petite, associé chez Clifford Chance et ancien directeur général du service juridique de la Commission européenne, pour EURACTIV. Selon lui, des outils existent déjà dans l’arsenal juridique européen pour faire face aux distorsions de concurrence avec les États-Unis et la Chine.
Il en est ainsi de l’Instrument relatif aux marchés publics internationaux (IPI), qui vise à restreindre l’accès aux marchés publics européens d’entreprises étrangères lorsque les entreprises européennes ne bénéficient pas du même niveau d’accès dans les pays tiers. Une clause de réciprocité, en quelque sorte, dont l’adoption en 2022 avait été vue du meilleur œil par la France.
Un nouveau règlement relatif aux subventions étrangères (« RSE ») a aussi vu le jour le 12 janvier. Il crée une obligation pour les entreprises de notifier toute contribution financière d’un pays tiers dont elles pourraient bénéficier, dès lors que la contribution est d’un minimum de 50 millions d’euros, ou que le chiffre d’affaires de la compagnie est de 500 millions d’euros.
Adopter un protectionnisme plus exacerbé, soit par les marchés publics, soit par des clauses de contenu local, enverrait donc un « signal allant à l’encontre des équilibres recherchés par la Commission et du rejet des replis régionaux », explique M. Petite.
Même son de cloche de la part de Sébastien Jean, professeur d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), pour qui la question des marchés publics et des clauses « contenu local » est hors sujet : « la Commission n’en viendra pas là, car c’est en infraction manifeste avec ses engagements auprès de l’OMC ».
Lui préfère évoquer l’utilisation plus forte des outils existants, comme les « mesures compensatoires », qui s’appliquent à tout produit provenant d’un pays tiers qui aurait fait l’objet d’une subvention déloyale. Le droit compensateur vise à corriger les effets de ce déséquilibre artificiel.
Même la secrétaire d’État chargée de l’Europe, Laurence Boone, ne veut pas entendre parler de protectionnisme, mais plutôt d’une « stratégie ‘Made in Europe’ » et de « clauses miroir » pour « protéger la santé et l’environnement » des Européens.
Le débat est donc bien ouvert, et les dirigeants européens ont déjà prévu d’en reparler lors d’un Conseil européen en mars. L’objectif est de taille : renforcer l’autonomie stratégique européenne et atteindre la neutralité carbone en 2050, sans tomber dans une distorsion de concurrence entre pays membres.
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