Aux sources du déficit extérieur américain

Aux sources du déficit extérieur américain

Donald Trump ne cesse de fustiger l’iniquité du commerce mondial. À ses yeux, les nations étrangères tireraient un profit indu de l’économie américaine, en inondant ses marchés tout en érigeant des barrières tarifaires sur leur propre sol. Le président Républicain incrimine, tour à tour, une supposée complaisance commerciale, des traités déséquilibrés, et surtout, une monnaie nationale — le dollar — qu’il estime surévaluée, toujours au bénéfice de ses adversaires. Pourtant, la réalité du déficit extérieur des États-Unis ne réside pas dans les machinations de puissances étrangères, mais bien dans les fondements mêmes de l’économie américaine contemporaine.

Depuis le début de l’année 2024, le déficit mensuel de la balance commerciale dépasse régulièrement les 100 milliards de dollars. Le déficit courant, lui, avoisine 4 % du PIB. Loin d’être conjoncturel, ce déséquilibre résulte d’une combinaison de facteurs structurels : désindustrialisation, faiblesse de l’épargne domestique, spécialisation sectorielle tirée par les services, investissement intensif dans les technologies, et déficit budgétaire chronique.

L’économie immatérielle est l’un des piliers du modèle américain.

Le récit « trumpien » d’un monde abusant de la générosité américaine ne résiste pas à l’analyse. Les États-Unis enregistrent des déficits commerciaux significatifs avec des pays partenaires, souvent intégrés dans des accords de libre-échange — comme le Mexique ou le Canada. Quant à l’Union européenne, les droits de douane réciproques sont restés, jusqu’à récemment, parmi les plus bas du monde industrialisé. Le reproche adressé à la TVA, qualifiée de barrière déguisée, confond principe de territorialité de l’impôt et protectionnisme. En réalité, la TVA s’applique indifféremment aux biens produits localement ou importés ; elle est neutralisée à l’export. Si les produits américains sont parfois pénalisés par des taxes de production non remboursables, cela ne suffit pas à expliquer les écarts de compétitivité.

Autre oubli du président américain : les États-Unis bénéficient d’un excédent important dans les échanges de services — notamment financiers, technologiques, et de conseil — qui vient partiellement compenser le déficit massif enregistré sur les biens. Cette performance dans l’économie immatérielle est l’un des piliers du modèle américain.

Une puissance qui attire les capitaux du monde entier

Quant à la monnaie, si le dollar reste fort, ce n’est pas par caprice des marchés mais parce qu’il incarne une combinaison unique : stabilité politique, profondeur du marché obligataire, dynamisme technologique et rémunération attractive de l’épargne. Depuis 2020, le billet vert s’est apprécié d’environ 12 % face aux grandes devises, se maintenant entre 7 et 8 % au-dessus de sa moyenne de long terme. Cette robustesse reflète moins un déséquilibre qu’un privilège exorbitant : celui d’une puissance qui attire les capitaux du monde entier pour financer sa consommation, ses investissements, et son État.

Économie américaine
Économie américaine

Comme ses homologues européens ou japonais, l’économie américaine a vu son secteur industriel se contracter. Depuis 2008, la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB est passée de 12,3 % à 10,2 %. Les États-Unis ont abandonné progressivement les productions de gamme intermédiaire au profit de secteurs à forte intensité technologique, où leur supériorité reste manifeste. Ce recentrage, économiquement rationnel, a déplacé les chaînes de valeur vers l’Asie, tout en creusant leur dépendance vis-à-vis des biens importés.

Le déficit commercial américain est, avant tout, un miroir des choix intérieurs

Parallèlement, les ménages américains consomment davantage qu’ils n’épargnent. En 2024, leur taux d’épargne ne dépasse pas 5 % du revenu disponible brut, contre 18 % en France ou 20 % en Allemagne. Cette préférence pour la dépense s’explique en partie par une stagnation des salaires réels, qui n’ont progressé que de 40 % depuis 1995, alors que la productivité horaire a bondi de 85 %. Ce déséquilibre du partage de la valeur ajoutée a contraint les classes moyennes à recourir à l’endettement pour soutenir leur niveau de vie, renforçant de fait le besoin de capitaux extérieurs.

Les entreprises américaines, quant à elles, continuent d’investir massivement, notamment dans les technologies de l’information. En 2024, leur taux d’investissement atteint 14 % du PIB, contre 11,5 % en zone euro. L’effort consacré aux seules technologies de l’information et de la communication représente 3,8 % du PIB, soit plus d’un point de plus que l’Europe. Cet appétit d’investissement, salutaire pour l’innovation, creuse pourtant un écart croissant entre besoins de financement et capacité d’épargne.

« Vous produisez, nous consommons », « vous épargnez, nous investissons ».

Enfin, l’État fédéral affiche une insatiable propension à s’endetter. En 2024, malgré une croissance soutenue proche de 3 %, le déficit public excède les 6 % du PIB. La dette publique dépasse les 100 %. Avec un taux de prélèvements obligatoires plafonné à 26 % du PIB — contre 40 % en moyenne en Europe — les États-Unis financent leur modèle en faisant appel aux marchés internationaux. Leur souveraineté budgétaire est ainsi conquise à crédit.

Contrairement à la rhétorique populiste, les États-Unis ne sont pas les victimes d’un pillage orchestré par leurs partenaires. Ils sont les architectes d’un modèle économique fondé sur l’abondance de capitaux venus de l’extérieur. Ce sont eux qui vivent — en partie — au crochet du monde et non l’inverse. Leur monnaie forte leur offre un pouvoir d’achat surévalué. Leurs déficits jumeaux — commercial et budgétaire — sont les deux faces d’une même médaille : celle d’une hégémonie financée par l’épargne des autres.

En dénonçant les importations et en restreignant les flux de capitaux, Donald Trump s’attaque aux piliers mêmes de cette prospérité fragile. Il rompt, sans l’avouer, avec le pacte implicite qui unit, depuis des décennies, les États-Unis au reste du monde : « vous produisez, nous consommons », « vous épargnez, nous investissons ». En tentant de redessiner l’ordre économique mondial à coups de barrières et de slogans, il risque de faire vaciller l’équilibre subtil qui a permis à l’Amérique, jusqu’ici, de vivre au-dessus de ses moyens.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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