En France, l’exécutif est de plus en plus désarmé face à un pays fragmenté où la surenchère des demandes catégorielles et contradictoires est permanente et entretenue par les nouveaux outils de communication. Ne pouvant compter sur le soutien de l’opinion, le pouvoir éprouve les pires difficultés à réformer et à élaborer des politiques de long terme. Il est contraint de concilier les contraires, au risque de ne satisfaire personne. Plus la dictature de l’urgence s’impose au pouvoir, plus celui-ci tend à devenir impopulaire. Si, du général de Gaulle à François Mitterrand, la popularité du président de la République était en moyenne supérieure à 50 %, elle tend désormais à être inférieure à 40 %, voire à 35 %.
Le général de Gaulle n’a été impopulaire qu’à partir de 1967. Georges Pompidou bénéficia d’un large appui de la population jusqu’en 1973. Son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, perdit la confiance de ses concitoyens au début de 1981, quelques mois avant l’élection présidentielle qui entraîna sa défaite. François Mitterrand a connu une popularité plus fluctuante, qui déclina au cours de son second mandat, mais il resta en moyenne au-dessus de 45 %. Le Président Jacques Chirac enregistra une cote de confiance inférieure en moyenne à 50 %. Il en fut de même pour Nicolas Sarkozy, dont la popularité tomba, en fin de mandat, en dessous de 40 %. Si la popularité de François Hollande dépassait 60 % en 2012, au début de son mandat, elle déclina rapidement pour atteindre 20 %. Emmanuel Macron, en dehors de la période postélectorale de 2017, fait face à une popularité inférieure à 50 %, oscillant entre 25 et 40 %, en fonction des crises et des circonstances. Cette dégradation de la popularité des chefs de l’État est-elle la conséquence de la multiplication des crises que la France traverse depuis 1973, d’un niveau d’exigence plus élevé de la part de la population, ou d’erreurs de communication ou de gestion de la part des dirigeants publics ?
En France, la légitimité du pouvoir est une question permanente.
La combinaison de ces trois facteurs est probable. Au-delà de ces explications, la question de la légitimité en France apparaît comme structurelle. Le pays a une longue tradition de révoltes, de jacqueries et de révolutions. Depuis 1789, il a connu 17 régimes différents et au moins 4 révolutions. Au cours des 80 dernières années, 52 gouvernements se sont succédé en France, contre 25 en Allemagne et 32 au Royaume-Uni. En prenant en compte les chefs de gouvernement mais aussi les ministres, l’instabilité est encore plus marquée en France.
La légitimité du pouvoir est une question permanente. Louis XIV, profondément marqué par la Fronde, créa Versailles pour asseoir son autorité, symbole à la fois de puissance, de loisirs et d’asservissement des princes du Royaume. Une administration composée de roturiers ou de nobles de petite extraction dévoués au Roi fut mise en place pour contourner les oppositions féodales. Les régimes qui ont succédé à la monarchie absolue ont repris ce mode d’organisation fondé sur une fonction publique de plus en plus importante.
Une insatisfaction chronique
Avec le développement de l’État-providence, la légitimité du pouvoir repose de plus en plus sur la capacité à garantir les revenus de la population. L’épidémie de Covid ou la guerre en Ukraine en ont été la preuve. Malgré des dépenses sociales qui représentent un tiers du PIB, la légitimité de l’exécutif demeure précaire. Avec des dépenses publiques qui accaparent plus de la moitié de la création de richesse annuelle du pays, avec des prélèvements obligatoires parmi les plus élevés de l’OCDE, avec un taux de pauvreté et d’inégalités parmi les plus faibles d’Europe, les Français éprouvent une insatisfaction chronique. Ils manifestent une hypersensibilité sur les questions sociales et de pouvoir d’achat. Est-ce la fatalité des sociétés égalitaires, comme l’a souligné dès le milieu du XIXe siècle Alexis de Tocqueville ?
« Les hommes ne sauraient devenir égaux sans être égaux tout à fait ; et, dès qu’ils ont une fois conçu l’idée de l’égalité, ils la veulent en tout, ou la rejettent en tout. Ils la réclament non seulement dans la société, mais encore dans le gouvernement, dans l’administration, dans l’industrie, dans la politique, dans la religion, et dans tous les rapports de la vie ». L’auteur de « La Démocratie en Amérique » avait observé que l’égalitarisme, bien qu’il rapproche les individus en nivelant les hiérarchies, renforce paradoxalement l’individualisme en les isolant. Pour lui, l’égalitarisme ne conduit pas seulement à une réduction des inégalités sociales, mais tend à promouvoir un repli sur soi, car les hommes ne se sentent plus liés par les obligations collectives imposées par des sociétés hiérarchisées. Cette dynamique crée un détachement des responsabilités civiques et sociales au profit des intérêts privés. L’égalitarisme et l’individualisme, a priori antinomiques, vont de pair, cette combinaison contribuant à la défiance. Alexis de Tocqueville avait ainsi noté que « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de sorte qu’après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »
Dans les sociétés égalitaires, les hommes ne se préoccupent plus d’un destin commun, se préoccupant avant tout de leur propre bien-être et de celui de leur cercle restreint. L’individualisme, renforcé par l’égalitarisme, peut donc conduire à un affaiblissement de la société civile et des institutions démocratiques, car les citoyens se détournent des affaires publiques.
Le verticalisme à la française
À l’analyse de Tocqueville, ajoutons que la France ne s’est jamais totalement remise de la suppression des corps intermédiaires, engagée par la monarchie absolue et achevée par la Révolution. Le verticalisme à la française, sur fond d’égalitarisme exacerbé, nourrit la défiance. Les tensions en Martinique, en Nouvelle-Calédonie ou encore en Corse devraient inciter les pouvoirs publics à s’interroger sur le système institutionnel français, qui demeure verticalisé. Nul aujourd’hui ne souhaite aborder la question du fédéralisme, qui donnerait des compétences de plein droit aux régions. Certains craignent la fin de l’unité de la France, d’autres redoutent la montée des inégalités ; mais ce mode de gestion publique offre de la liberté et responsabilise les acteurs locaux. La fin du verticalisme vaut également pour le domaine social, qui devrait être de la responsabilité des partenaires sociaux.
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