Arabie saoudite: entre révolutions sociétale et économique

Arabie saoudite: entre révolutions sociétale et économique

Il y a vingt ans, la ville de Buraïdah, en Arabie saoudite, symbolisait les blocages d’alors de ce pays. La police religieuse y imposait un ordre strict : fermeture obligatoire des commerces aux heures de prière, interdiction pour les femmes de sortir sans tuteur masculin, séparation rigoureuse entre les sexes. Cinémas et concerts étaient bannis, et la plupart des restaurants interdits aux femmes. En 2005, une cellule djihadiste locale affrontait les forces de sécurité pendant près de deux jours. L’extrémisme religieux prospérait dans un contexte de faibles cours du pétrole, qui réduisaient les recettes publiques.

En 2025, cette ville est méconnaissable. Femmes et hommes y déambulent librement, les couples s’attablent ensemble au restaurant, un cinéma projette aussi bien des films saoudiens que hollywoodiens, et une auto-école pour femmes a ouvert en périphérie. La police religieuse a disparu.

Pourtant, cette évolution sociétale n’a pas débouché sur une diversification économique. À l’exception des emplois créés dans les services (cinéma, auto-école), la fonction publique reste la principale source d’activité. L’agriculture de dattes, reposant sur une main-d’œuvre étrangère, constitue le seul autre secteur notable.

Le pouvoir est attendu sur la préparation de l’après-pétrole.  

Depuis près d’une décennie, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) s’est engagé dans une transformation de son pays en allégeant les carcans sociaux et en réduisant la dépendance au pétrole. Sur le premier volet, les progrès sont spectaculaires ; sur le second, nettement moins convaincants. Or, les facteurs ayant fragilisé l’ancien modèle — volatilité pétrolière, déficits publics récurrents, chômage des jeunes — demeurent. Le pouvoir est attendu sur la préparation de l’après-pétrole. De grands projets ont été lancés : ville linéaire futuriste, station de ski en plein désert, cinquante hôtels de luxe sur la mer Rouge, le plus grand bâtiment du monde à Riyad. Plus de 600 chantiers ont été initiés dans le cadre du programme « Vision 2030 ».

Une révolution sociétale réussie

Sur le plan sociétal, la mutation est rapide. Depuis 2018, les femmes circulent et travaillent librement, peuvent créer leur entreprise, et la discrimination professionnelle à leur égard est illégale. Leur taux de participation à l’emploi est passé de 20 % à 36 %, avec une progression marquée chez les diplômées du secondaire. Le nombre de couples disposant de deux revenus augmente, améliorant les niveaux de vie.

@Adobestock
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Ces mutations sont intervenues au moment où une majorité d’hommes se montraient favorables à l’émancipation des femmes sans pouvoir s’exprimer, du fait de la présence de la police religieuse. La marginalisation de cette dernière a levé ce tabou. Certaines femmes expatriées ont même choisi de revenir.

Une diversification économique difficile

L’économie reste dominée par le pétrole qui constitue toujours l’essentiel des recettes publiques et des exportations. Sa part dans le PIB a certes reculé de 36 % en 2016 à 26 % en 2023, mais la dépendance reste forte. À l’exception du BTP et des services (distribution, hôtellerie), les autres secteurs peinent à décoller. Après des décennies d’exploitation de la rente pétrolière, la transformation productive s’annonce difficile. Le pays dispose pourtant d’atouts, notamment miniers : bauxite, or, exploités par Ma’aden (filiale du fonds souverain PIF). Il a lancé des projets de centrales solaires et d’usines d’hydrogène avec la Chine. Des usines d’armement, de microprocesseurs ou d’automobiles sont en construction, mais les compétences, infrastructures et savoir-faire font encore défaut.

L’Arabie saoudite ambitionne de devenir un haut lieu des loisirs et du tourisme. La part des dépenses des ménages dédiée à la culture, aux loisirs et à la restauration est passée de 12% en 2017 à près de 20% en 2024. Le tourisme domestique a bondi, passant de 60 à plus de 100 millions de nuitées entre 2016 et 2023, porté notamment par des plateformes comme Gathern (équivalent local d’Airbnb). Le tourisme international, en revanche, peine à décoller malgré des milliards investis dans des complexes hôteliers. L’Arabie saoudite n’a pas réussi à supplanter Dubaï. Pour attirer des touristes internationaux, le gouvernement saoudien mise sur le « soft power » du sport pour redorer son image internationale, à travers des événements comme la Formule 1 ou les Jeux olympiques d’hiver. Le championnat de football national attire désormais des stars européennes comme Ronaldo.

Pour moderniser son économie, l’Arabie saoudite peut compter sur le soutien politique de Donald Trump. Plusieurs sources indiquent que les fils de Donald Trump ont noué des relations d’affaires avec des entités saoudiennes. Malgré sa défaite de 2020, les liens politiques et économiques entre l’ancien président et Riyad seraient restés étroits. Certes, les droits de douane sur les importations saoudiennes aux États-Unis ont été relevés à 10%, mais ils restent bien inférieurs à ceux appliqués à d’autres pays. Les industriels pétrochimiques du royaume pourraient en tirer un avantage compétitif.

Des handicaps majeurs

Les investissements directs étrangers (IDE) en Arabie saoudite stagnent, voire reculent. Les investisseurs restent méfiants : arrestation et détention pendant plusieurs semaines des oligarques en 2017, assassinat de Jamal Khashoggi, poids des réseaux politiques, retards de paiement. Pour atteindre les objectifs de Vision 2030, les IDE devraient pourtant doubler.

Le capital humain demeure un talon d’Achille. La moitié des hommes occupent un emploi public. Le niveau scolaire reste médiocre, y compris en comparaison avec les Émirats ou le Qatar, malgré des investissements massifs. L’enseignement religieux a longtemps freiné les apprentissages. La sécurité de l’emploi public dissuade l’initiative privée. Le gouvernement a pris conscience du problème : les heures d’enseignement religieux au collège ont été réduites de 60 %.

L’État continue d’intervenir lourdement dans l’économie. Le secteur privé fait face à une bureaucratie tatillonne. MBS superviserait personnellement le design de certains modèles automobiles. Les décisions économiques se concentrent sur des projets symboliques à faible rentabilité. Les giga-projets, prévus à près de 900 milliards de dollars, accaparent le capital, les matériaux et la main-d’œuvre, au détriment d’initiatives plus structurantes. Les projets miniers sont ralentis par des pénuries d’équipements. Le fonds souverain concurrence les investisseurs privés. Ses dépenses passeront de 40 à 70 milliards de dollars en 2025, soit près de 7 % du PIB. En finançant des projets non rentables, il gonfle artificiellement les valorisations et affaiblit les rendements.

Des finances publiques sous tensions

Avec la baisse des revenus pétroliers, l’État s’endette davantage. En 2025, un cinquième des crédits bancaires est destiné au secteur public, contre moins de 10 % en 2015. Cette pression budgétaire alimente une hausse des taux d’intérêt. En 2023, pour équilibrer ses comptes, le Royaume avait besoin d’un baril à 96 dollars ; en 2025, il s’échange autour de 65 dollars. La dette publique est passée de 13 % du PIB en 2016 à 30 % en 2024, et continue de croître.

L’Arabie saoudite est devenue le premier émetteur obligataire des pays émergents, devant la Chine. Le déficit budgétaire du premier trimestre 2025 représente déjà plus de la moitié du total annuel prévu. Le pays enregistre même un déficit courant — fait rare pour un exportateur de matières premières.

Pour dégager des recettes, l’Arabie saoudite a cessé de jouer son rôle traditionnel de régulateur au sein de l’OPEP+, renonçant à limiter sa production pour compenser les écarts des autres membres.

Face à l’aggravation des déséquilibres budgétaires, le gouvernement prépare un plan d’économies. Certains giga-projets sont discrètement réduits ou reportés. Les projets à rendement élevé, notamment touristiques, seraient toutefois préservés. Le projet de ville linéaire Neom pourrait être fortement revu à la baisse, ne couvrant que quelques kilomètres.

Un changement de cap nécessaire

De nombreux économistes saoudiens appellent à un changement plus profond : retrait de l’État de certains secteurs, accélération des privatisations, réforme de l’éducation, clarification des rôles entre public et privé. La transformation sociale du Royaume est saluée par la population, mais celle-ci réclame désormais une amélioration concrète de ses revenus.

L’Arabie saoudite a ouvert une nouvelle page de son histoire, rompant avec le rigorisme religieux et enclenchant un tournant sociétal inédit dans la péninsule. Mais derrière cette vitrine moderne et ces projets pharaoniques, l’économie demeure tributaire d’une rente en déclin, pilotée par un État omniprésent et peu enclin à déléguer. Vision 2030 promettait une métamorphose. Elle a, pour l’heure, accouché d’une transition déséquilibrée où la transformation sociale a largement devancé celle du tissu productif. L’urgence n’est plus à l’image, mais à l’efficacité. Sans capital humain qualifié, sans un secteur privé autonome, sans règles du jeu claires et fiables, le pari de l’après-pétrole risque de rester lettre morte.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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