Après le dollar, l’heure de l’euro.

Après le dollar, l’heure de l’euro.

Ancien ministre de l’Économie et des Finances, aujourd’hui professeur à l’Université de Lausanne, Bruno Le Maire a récemment partagé dans le journal suisse Le Temps une tribune sur l’avenir de l’Euro. Afin de s’adresser aux Français de l’étranger, il a choisi Lesfrancais.press.

Le roi dollar vacille. Il reste la première monnaie de réserve au monde. La plus grande part des échanges de matières premières comme le pétrole ou le gaz restent libellés en dollars. Et pourtant : le roi dollar vacille sur son trône, sous les coups de ses propres sujets, le président des Etats-Unis et son administration en tête. Le dollar baisse, les autres monnaies montent, on parle de retraits massifs des investisseurs chinois et japonais sur les bons du Trésor américain.

Il faut dire que les coups sont rudes : augmentation brutale des tarifs douaniers, embargo sur les produits chinois, menaces contre ses propres alliés, reculs tactiques qui ne parviennent pas à effacer l’impression croissante que l’anarchie règne à Washington. Wall Street n’aime pas l’anarchie. Le reste du monde non plus. Résultat : une perte de confiance généralisée.

Pour les Européens, la question devient de plus en plus pressante : que faire ?

Ils peuvent venir à la rescousse du dollar, dans un effort désespéré pour sauver l’ordre international de 1945, en ruines. La demande vient directement de la Maison Blanche, qui a inventé cette idée fumeuse de bons du Trésor à 100 ans et sans intérêt. Le deal est clair : vous financez notre dette en achetant ces bons du Trésor, en échange de quoi vous échapperez aux tarifs douaniers. Étonnant cette nouvelle manie des Américains de mettre le pistolet sur la tempe de leurs alliés. Étonnant et révoltant.

Autre possibilité : devenir adultes.

Car en réalité, l’affaiblissement du dollar est structurel. La confiance a été sapée, les investisseurs cherchent de nouveaux refuges, chacun voit la dérive des trois grands continents économiques et financiers – Etats-Unis, Chine, Europe – prendre de vitesse les prévisions les plus radicales. Derrière le monde unipolaire du dollar pointe déjà le monde tripolaire. Pour la première fois depuis 1945, les Européens ont entre les mains une opportunité unique de faire de l’euro une monnaie de référence mondiale – une opportunité unique de devenir adultes.

Quel intérêt ?

Un intérêt politique : plus les échanges seront libellés en euro, plus les États européens disposeront de leviers de négociation avec leurs partenaires commerciaux, Etats-Unis compris. Nous pourrons enfin importer du gaz et du pétrole, dont nous avons encore besoin pour des décennies, sans risque de change. Nous étions une grande puissance commerciale mais une petite puissance financière, nous pouvons être une grande puissance commerciale et une grande puissance financière. Autrement dit : une grande puissance politique, capable de faire respecter ses intérêts économiques trop souvent bafoués, en Chine notamment.

Un intérêt financier : nous pourrons lever de la dette en commun à des taux bas, nous pourrons donc financer nos investissements à un prix abordable. Pour avoir négocié avec mon homologue allemand Olaf SCHOLZ en 2020 la première dette en commun de notre histoire européenne, avec le soutien résolu d’Angela MERKEL et d’Emmanuel MACRON, je peux témoigner que cette solution autrefois taboue a changé la donne en Europe. Elle a sauvé nos économies. Elle a accéléré leur redressement. Pourquoi ce que nous avons su faire en défensif, nous ne le ferions pas en offensif ? Car devant nous se dresse un mur d’investissements que nous ne pourrons financer que collectivement et dont dépend notre avenir au 21ème siècle.

@Adobestock
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Les Européens se trouvent devant une alternative simple : investir ou mourir. Investir dans l’IA pour améliorer notre productivité et donc offrir enfin de meilleurs salaires à ceux qui travaillent, investir dans la défense pour garantir notre sécurité, investir dans une constellation satellitaire pour que demain nos communications ne dépendent pas du réseau Starlink et de l’humeur de son propriétaire Elon MUSK, investir pour préserver notre indépendance dans les semi-conducteurs qui sont le nouveau pétrole de l’économie mondiale et sans lesquels rien, absolument rien, ne peut plus fonctionner dans nos vies quotidiennes.

Investir ou mourir, par dépérissement de nos économies et affaiblissement de notre sécurité, qui conduiront inéluctablement à des explosions sociales et à des catastrophes politiques.

Alors comment avancer rapidement et résolument vers un euro de référence ?

Trois étapes.

La première : donner de la profondeur et de la liquidité au marché de la dette européenne. Pour cela, une décision immédiate pourrait être de fondre en un seul titre les titres de dette de la Banque européenne d’investissement (BEI) et les titres de la première dette en commun déjà mentionnée (NGEU). Le Conseil pourrait aussi demander à la Commission d’étudier la mise en commun de toutes les dettes nationales au-dessus d’un plafond de 50% d’endettement. Une nouvelle émission de dette en commun pourrait enfin être discutée. Autant de décisions qui accélèreront la création d’un marché attractif de la dette européenne, en complément des marchés de dette nationaux.

Deuxième étape : l’union des marchés de capitaux. En 7 ans de travail acharné sur ce sujet, je reconnais n’avoir enregistré que des avancées modestes. Et pourtant : sans cette union financière, nous pouvons oublier la diversification de notre industrie, le financement des investissements les plus risqués, le soutien à nos start-up les plus innovantes, le développement de nos laboratoires de recherche. Un jeune entrepreneur de la biotech me disait récemment : « 100 millions, on les trouve en Europe, 1 milliard, on les cherche à l’étranger ». Voulons-nous vraiment rester les incubateurs de technologies dont le développement industriel se fera hors de nos frontières ? Fin 2025, un groupe d’États volontaires emmenés par la France et par l’Allemagne devra avoir mis en place cette union financière. Les autres suivront. Un allègement des règles prudentielles sur les assureurs (Solvency 2) et sur les banques (Bâle 3) devra accompagner ce mouvement – faute de quoi un large part de notre épargne européenne continuera de financer le développement économique américain.

Troisième étape : de nouveaux moyens de paiement. Comment pouvons-nous avoir la moindre prétention à l’indépendance quand 80% de nos paiements sont effectués par Visa, Mastercard ou PayPal – soit des cartes ou des terminaux américains ? Il est temps de nous doter de moyens de paiement européens. Dans la foulée, comme le suggère la BCE, nous devons accélérer la mise en place d’un euro numérique, qui participera lui aussi de la nouvelle puissance de notre monnaie commune.

Hier le monde tournait en orbite autour du dollar. Demain trois pôles d’attraction financiers pourraient voir le jour : le dollar, le Yuan et l’euro. Si les Européens saisissent leur chance, ils disposeront d’une monnaie de référence qui sera une arme décisive pour défendre leurs intérêts et leur vision du monde. Dans ce monde qui naît, nous pouvons envisager des partenariats alternatifs forts, notamment avec l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Mais pour le faire d’égal à égal, nous devons gagner en puissance : une monnaie de référence en est le meilleur instrument.

Bruno Le Maire, ancien ministre de l’Économie et des Finances, professeur à l’Université de Lausanne

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