Le roman de Cédric Gras, « Anthracite », a été publié en 2016. Il y a 6 ans, la guerre ravageait déjà le Donbas mais se limitait aux marges orientales de l’Ukraine, dans une région où les tendances séparatistes des uns se heurtaient à la fougue souverainiste des autres. Il est toujours possible de le commander en ligne.
L’oeuvre de Cédric Gras entre récits de voyage et regard cultivé sur l’Est et la Russie.
Ce roman, six ans après sa première parution, est hélas encore d’actualité. C’est le témoignage de fiction d’un homme qui, en géographe et amoureux de la langue française, a œuvré in situ, en Ukraine, à Donetsk puis à Odessa pour diffuser notre culture et aller à la rencontre de ces russophones du Donbas qui sont aujourd’hui présentés comme la source et le prétexte du conflit déclenché par Vladimir Poutine. Cédric Gras nommé directeur d’Alliance française par le Quai d’Orsay pour fonder l’Alliance française de Donetsk reviendra de ces quatre ans sur place parfaitement russophone : un atout maître pour mieux comprendre le pays et la région où la diplomatie française l’a affecté et où la guerre l’obligera à cesser ses activités de coopérant.
Gras a une attirance charnelle et spirituelle pour tout ce qui se passe à l’est du Dniepr, lui qui compose depuis une bonne dizaine d’années l’oeuvre d’un témoin immergé dans cette réalité de l’Est des plaines et grands espaces. De ses récits de voyage orientaux on peut citer « Le Nord, c’est l’Est : aux confins de la fédération de Russie » (2013), « L’hiver aux trousses » (2016) ou « Kaliningrad : la petite Russie d’Europe » (2020). Ce regard d’amoureux des steppes lui a valu d’être rangé dans la catégorie un peu fourre-tout, des « écrivains voyageurs ». Certes il écrit et parcourt la Russie des villes et des plaines mais il n’hésite pas non plus à se lancer à l’assaut de ses sommets vertigineux, en amateur d’alpinisme. Le livre « Alpinistes de Staline » (2020) témoigne de cette aptitude à naviguer sous toutes les altitudes. Certes, Gras est aussi le compagnon de route d’un autre fou de liberté et d’exploration, le cabossé et médiatique Sylvain Tesson. Avec lui il a parcouru la route des soldats de Napoléon dans « Bérézina », leur commune épopée en side-car, mais on devine une personnalité moins exubérante et plus taiseuse du géographe de formation qui est mieux qu’un simple second de cordée.
Cédric Gras vaut d’ailleurs beaucoup mieux que cette image d’aventurier beau gosse à la plume alerte ou de routard à l’élégante barbe de trois jours. On sent chez le bonhomme, à travers les mots qu’il nous livre dans cet interview, un homme direct qui n’hésite pas à prendre le contrepied de la doxa du jour s’il estime que la vérité est en jeu. Un homme fonctionnant au temps long, à la réflexion fertile qui germe lentement après une journée de marche, un gars courageux que l’alpinisme a rendu droit comme un piton d’acier.
Anthracite, un roman qui plonge ses racines au coeur du conflit dans le Donbas.
Dans Anthracite, Gras explore tout simplement l’Histoire et la Géographie, matières fondamentales de l’écrivain. Il part fureter dans les racines du conflit qui date de 2014 mais puise sa source dans des données géologiques antérieures : il explique la richesse immense du sous-sol de cette région de l’est de l’Ukraine qui fut pendant longtemps le principal gisement de carbone du pays sous l’union soviétique. La gloire du Donbas signera aussi sa perte quand, après l’écroulement de l’Union Soviétique et le rachat de la région par des oligarques peu scrupuleux, les mineurs licenciés ou réduits à la sous-activité seront renvoyés aux rebuts de l’Histoire qui avancera dès lors sans eux après les avoir célébrés. Ce roman est le road-movie de deux Ukrainiens pris sous les bombes que leurs positions politiques opposent mais qui n’entameront jamais leur amitié à cause de ce qu’ils perçoivent de folie pure et de ridicule dans ce conflit.
« Anthracite » est à conseiller à tous ceux qui veulent comprendre l’Ukraine sans juger hâtivement les uns ou les autres, à tous ceux qui voudront lire les mots d’un parfait conteur de l’Est pourtant natif de la région parisienne.
Cédric Gras, écrivain-éveilleur qui vous emmène en voyage malgré la guerre. Rencontre !
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Cédric Gras, vous êtes considéré comme un écrivain voyageur reconnu. Vos récits sont situés en Eurasie dont vous êtes devenu, par les voyages et l’étude – vous êtes géographe de formation – un spécialiste. Aujourd’hui ce sont vos souvenirs de dirigeant d’Alliance française que je souhaite mobiliser : vous avez fondé l’Alliance française de Donetsk dans le Donbass en 2010 et passé au total 5 ans en Ukraine. Quelle était alors la perception de la langue française et de la France dans cette région russophone qui allait bientôt connaître la guerre déclenchée en 2014 ?
Cédric Gras : La langue française a toujours été très mise en avant dans les pays ex-soviétiques. Depuis la chute de l’Urss, elle revient à la place réelle qu’elle occupe dans le monde d’aujourd’hui, secondaire. Au-delà de la langue, la France bénéficie d’un a priori sympathique fondé en partie sur des clichés plus ou moins datés. La guerre ne remet pas vraiment en question ces perceptions je pense !
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Vous évoquez dans votre roman « Anthracite », sortie en 2016 et qui est consacré au premier conflit en Ukraine, la ligne de partage entre russophiles et ukrainophiles, entre les nostalgiques de l’URSS qui se situent à l’est et les pro-occidentaux fascinés par l’Ouest, qui divise l’Ukraine post Maidan.
L’affrontement était-il programmé par une logique géopolitique faisant de ce pays né en 1991 une zone aux influences contraires coincée entre deux grandes entités – la Russie et l’Europe ?
Cédric Gras : C’était quand même difficile à prédire… Des dissensions au sein d’un pays, c’est une chose. De là à voir une guerre de cette ampleur… Par ailleurs la césure n’est pas si simple. Le Sud est aussi très russophone ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de se sentir en majorité ukrainien. Les identités ont connu une grande dynamique depuis 2014. La question ne se posait pas forcément avant, l’Ukraine était l’héritière de la république socialiste soviétique d’Ukraine et ça ne changeait pas grand-chose dans l’immédiat. Maïdan et la sécession du Donbass ont rebattu les cartes, chacun s’est mis à réfléchir, changer d’avis peut-être.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Les deux personnages du roman, un chef d’orchestre et un mineur, incarnent à la fois des options politiques différentes – l’un est plutôt russophile l’autre partisan de l’Ukraine indépendante. Mais tous deux sont sans fanatisme, capables d’ailleurs de masquer leurs convictions ou d’en changer au hasard des rencontres. Ils portent un regard ironique et moqueur sur le conflit qu’ils essaient de fuir. Ces personnages sont-ils vos doubles de fiction ? Avec un regard distancié sur un conflit parfois grotesque – le portrait que vous faites de certains groupes armés cosaques ou séparatistes est cocasse…
Cédric Gras : Ces deux héros sont faits chacun de plusieurs personnes que j’ai pu rencontrer. Je me suis amusé aussi à travers eux à confronter les idées que j’entendais et qui évidemment m’influençaient dans un sens puis l’autre. Je suis un observateur de ce monde, j’écris, je tente de raconter. J’avais à cœur de donner la parole à tous les acteurs dans ce roman et je voulais aussi pointer l’absurde de cette situation.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Anthracite est un roman d’hommes. Les femmes sont le prétexte du road trip opéré par les personnages qui, pour l’un, recherche son épouse en même temps que son amante, mais les personnages féminins sont en arrière plan. Ce choix narratif est-il lié au contexte de guerre que vous décrivez ou est-il le reflet de la camaraderie virile et sportive que vous avez vous même expérimentée à travers l’épopée de 4000 km en side-car aux côtés de Sylvain Tesson (racontée dans « Berezina ») ou dans votre expérience de l’alpinisme ?
Cédric Gras : J’ai écrit un recueil de nouvelles intitulé Le cœur et les confins. Il s’agit d’histoires d’amour et de voyage. Tous les protagonistes ou presque y sont masculins et quelques lectrices m’en ont fait le reproche. Je proteste vivement ! Je ne suis pas capable de me mettre à la place d’une femme, d’imaginer ce qui lui traverse l’esprit. J’étais plus à l’aise avec ces deux-là !
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Quelle est la vocation dans votre esprit d’un roman comme Anthracite ? Il a une dimension historique et géopolitique éducative pour un lecteur français alors peu habitué à entendre parler du Donbass. Croyez-vous que la littérature ait une fonction de transmission et ce roman a-t-il une dimension engagée en posant comme un possible brûlot contre la guerre et ses absurdités ?
Cédric Gras : Ce livre se retrouve aujourd’hui d’une certaine actualité parce que la littérature, c’est le temps long, contrairement au journalisme. La France semble découvrir le Donbass alors qu’on en a parlé déjà beaucoup en 2014. A la sortie d’Anthracite, je me souviens qu’on m’avait reproché un contexte complexe. Aujourd’hui j’imagine que le lecteur a malheureusement plus de repères… Moi je l’avais écrit comme une catharsis. Ce conflit entre deux pays dans lesquels j’ai résidé m’a, comme beaucoup, désespéré. Et voilà que ça recommence.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Vous êtes plus familier du récit et de l’essai que de la fiction. Votre dernière publication – Les alpinistes de Staline – a d’ailleurs été saluée par le prix Albert Londres. Pourquoi cet attrait moindre, en tout cas en apparence, pour la fiction ?
Cédric Gras : Je m’essaie progressivement à tous les genres et styles. Le dernier est une enquête qui m’a passionné. J’ai refusé d’en faire un roman pour rester au plus près de la vérité car l’histoire se suffit à elle-même. Elle est incroyable ! Je considère la fiction comme le genre suprême (juste après la poésie). Mais c’est aussi l’occasion de formidables ratages. J’y vais prudemment. Chaque chose en son temps.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Avoir sillonné une partie de la Russie et être un voyageur qui parle russe et connaît le peuple russe amène-t-il face au conflit actuel à une forme de compréhension et d’empathie vis à vis des choix faits par Poutine et soutenus par une partie du peuple russe ?
Cédric Gras : Aucune empathie pour la guerre, non. Et elle balaie toutes les nuances qui pouvaient effectivement exister. C’était la pire des décisions. En revanche j’ai de l’empathie pour le peuple russe qui va souffrir dans la durée des sanctions, des privations de liberté, d’une réputation exécrable, etc. Il est très difficile d’apprécier la part de la population soutenant ce conflit.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Les femmes et les hommes de culture, dont vous êtes, ont-ils une responsabilité politique pour s’exprimer sur un conflit qui puise justement ses racines dans l’histoire, dans la géographie et la géologie d’un territoire ? Les medias sont parfois adeptes du raccourci.
Cédric Gras : C’est pour cela qu’on écrit des livres… que personne ne lit ou presque ! Il n’y a pas que les médias à blâmer. Les gens sont eux-mêmes coupables. Cela dit, tout un chacun ne peut pas consacrer à chaque problème du monde des journées entières. Voilà pourquoi il faut synthétiser au mieux parfois. Et puis il y a les livres pour approfondir. Quant à la responsabilité, je suis partagé. Je n’aime pas trop cette injonction à prendre position publiquement. Il n’y a de toute manière pas assez de place pour tout le monde dans les tribunes des journaux.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Envisagez-vous, malgré la guerre, de retourner en Asie Centrale ?
Cédric Gras : Bien sûr ! Elle ne fait pas la guerre que je sache ! Plusieurs pays d’Asie centrale ont pris des distances avec ce conflit dont leurs économies vont souffrir par le biais des sanctions occidentales.
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Que pensez-vous des sanctions qui touchent certains sportifs ou certains hommes de culture juges proches de Poutine ?
Cédric Gras : Les sanctions individuelles ne font que renforcer la fidélité à un régime duquel on dépend d’autant plus…
Boris Faure pour Lesfrancais.press : Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui comme nouveau livre ?
Cédric Gras : Je travaille aujourd’hui sur la Chine… Je sais, c’est vaste ! Mais vous en saurez plus prochainement !
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